Jean-Luc Moulène
« En angle mort », La Verrière, Fondation d’entreprise Hermès, Bruxelles, 19.01-31.03.2018
Cette année marque le cinquantième anniversaire de Mai 68 dont on nous promet à grand renfort d’évènements sur-médiatisés la commémoration en bonne et due forme. Né en 1955, Jean-Luc Moulène a grandi dans le sillage de ces révoltes initiatrices non pas d’un nouvel ordre mais d’un chaos orchestré laissant présager l’avènement de l’ère post-moderne. Serait-ce le fait du hasard ou d’un hasard plutôt objectif si l’artiste a été invité par le commissaire Guillaume Désanges à ouvrir cette saison du cycle « Poésie balistique » à La Verrière Hermès à Bruxelles ? Jean-Luc Moulène fait partie de ces artistes qui échappent à l’image médiatique de leur propre œuvre. Par goût du jeu, du défi et de la provocation, sans doute, envers une pensée conformiste et normative qui voudrait capitaliser sur la signature de l’artiste. Peut-être est-ce là que se situe l’héritage de la pensée de Mai 68 dans son travail qui se refuse à l’explication raisonnée et raisonnable avec une certaine dose d’espièglerie.[1]
À La Verrière, Jean-Luc Moulène propose un ensemble d’œuvre inédites augmenté de quelques photographies appartenant à une série plus ancienne. Armé de munition vierge (titre d’une œuvre sculpturale datant de 1978, composée d’une lame de cutter fichée à l’horizontale dans le mur sur laquelle est déposée une balle de fusil vierge), l’artiste abat un attirail mi-végétal mi-minéral sur les murs de l’espace d’exposition. L’accrochage, on ne peut plus classique, ne laisse absolument pas présager de ce qui se trame dans l’ombre ou, pour reprendre le titre de l’exposition, dans l’angle mort. Les champignons en expirant projettent leurs spores sur le papier, laissant des traces indélébiles, comme sur une surface photosensible. Les sous-chromes, peintures-objets faits d’une sous-couche de goudron sur laquelle a été ajoutée de la peinture à l’huile, prennent des allures de catastrophes naturelles, de glissement de terrain. L’huile craque et se délite au profit du goudron qui s’expand. C’est une lutte intestine à laquelle nous assistons sans y prendre garde. Les mouvements organiques de la matière, imperceptibles à l’œil nu, poursuivent néanmoins leur évolution en dehors du calendrier expositionnel de leur auteur.
Seul mouvement rendu visible, celui des robots-miroirs mécanisés qui évoluent au centre de l’arène formée par un espace délimité au sol. Ceux-ci reflètent les œuvres de même que l’environnement qui les contient, ainsi que les spectateurs déambulant dans l’espace. Ce dispositif de vision rapelle le système de caméras de vidéosurveillance qui s’invite à l’insu des citoyens dans leur quotidien. Au-delà de la logique combinatoire chère à l’artiste, on pressent une critique à peine voilée de la société du spectacle telle que théorisée par Guy Debord trente ans plus tôt et qui reste encore d’une vibrante actualité. Ainsi, les automates font écho à l’incessant ballet d’employés qui s’activent et accueillent poliment le visiteur à son entrée dans la boutique, laquelle doit impérativement être traversée afin d’atteindre l’espace de La Verrière, logé tout au fond. Revers de cette nature idyllique d’où l’homme s’est absenté, donné à voir à travers la photographie d’un verger avec une échelle appartenant à la très belle série Fénautrigues, les automates font également figure de machine de guerre ou encore de chaîne de montage en série. Ils ramènent la notion de travail au centre de l’exposition, comme un clin d’œil aux Objets de grève immortalisés par l’artiste à partir des années 1980. Ces objets collectionnés par Jean-Luc Moulène ont tous été fabriqués illégalement par des ouvriers au chômage technique. Photographiés à la manière de packshots publicitaires, sur fond neutre, ils sont les derniers témoins de la révolte ouvrière. Plus que de simples marchandises destinées à la consommation, ils portent en eux un programme idéologique, endossé par l’artiste.
Chez Jean-Luc Moulène, l’objet, avant d’atteindre le statut d’œuvre légitime et légitimée par le monde de l’art, est d’abord et avant tout une trace laissée par un ou des corps au travail. Mais un travail obscur, souterrain, à l’abri des regards. Le mystère de la création, de même que le processus algébrique ou algorithmique qui l’a engendré demeure impénétrable. À mille lieues de la rétrospective de protocoles inaugurée à Beaubourg l’année dernière où se déployaient une trentaine de sculptures aux formes ambiguës et mutantes, d’un érotisme aux accents surréalistes, l’exposition bruxelloise renoue avec une vision naturaliste quasi mystique. Le temps, comme unité de mesure incompressible et néanmoins variable — on pense à la météorologie en tant que science prédictive, voire divinatoire — y joue le rôle de catalyseur d’une énergie vitale. À l’instar de ce dyptique photographique de cumulonimbus charbonneux tiré en grand format, laissant planer la menace d’un orage, les éléments sont mis à contribution et participent du caractère aléatoire et volontiers poétique appelé de leurs vœux par l’artiste et le commissaire.
[1] Voir à ce propos l’entretien avec Guillaume Désanges reproduit dans le Journal de la Verrière à l’occasion de l’exposition.
(Image en une : Jean-Luc Moulène, Munition vierge, 1978-2018. Lame de cutter et balle de mitraillette, 6 x 8 x 3 cm.
Courtesy de l’artiste. Vue de l’exposition à La Verrière. Photo : Isabelle Arthuis.)
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- Du même auteur : Entretien avec Bertille Bak,
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