Jure-moi de jouer
Catalogue des 40 ans de la Galerie Chantal Crousel
Se plonger dans le catalogue de la galerie Crousel qui revient sur 40 ans de la vie d’une galeriste parisienne, c’est presque comme se plonger dans la mémoire de l’art contemporain national, faite d’un art très international. Car la galerie Crousel est un peu plus qu’une galerie, comme le dit Philippe Vergne dans l’entretien fleuve — plus de 50 pages — qu’il a réalisé avec la directrice et fondatrice du lieu : c’est une galerie prescriptrice, une galerie qui a inspiré et influencé nombre de jeunes artistes et qui, de fait, est devenue une véritable institution… Non pas qu’elle soit seule dans ce cas, mais on peut estimer que les artistes qu’elle représente constituent une impressionnante brochette de personnalités marquantes (euphémisme) dans une récente histoire de l’art. Rien que quelques noms suffisent à témoigner de son envergure : de Gabriel Orozco à Danh Vô, de Pierre Huyghe à Thomas Hirshhorn, de Rirkrit Tiravanija à Jean-Luc Moulène, de Haegue Yang à Mona Hatoum, de Wade Guyton à Anri Sala, de Roberto Cuoghi à Abraham Cruzvillegas, ou encore les petits derniers David Douard et Clément Rodzielski ; la constellation que déploie Chantal Crousel aidée de son fils et associé Niklas Svennung (qui va bientôt lui succéder à la direction de la galerie) en fait l’une des plus brillantes dans la galaxie art contemporain, quand bien même en matière de chiffre d’affaires elle se situe loin des inapprochables géantes rouges que sont les deux blockbusters français Perrotin et Mennour, sans parler des filiales des majors américaines Zwirner ou Gagosian.
L’entretien avec Philippe Vergne retrace l’itinéraire — qui débute en zig zag à la fin des années 70 —, d’une personne qui ne s’y était pas spécialement préparée : l’art contemporain était alors quelque chose d’assez mystérieux pour le commun des mortels et concernait un tout petit nombre d’initiés. Alors que de nos jours fleurissent les filières en tout genre, de Sciences Po à HEC en passant par les multiples parcours universitaires, la formation de la future galeriste se fait sur le tas, alors qu’elle découvre le monde de l’art contemporain au pas de charge, en même temps qu’elle mène de front des études d’histoire de l’art et l’éducation de ses enfants. Il y a quelque chose d’héroïque dans le parcours de la jeune femme issue d’une famille catholique du nord de la Belgique, mais aussi de l’ordre de la preuve d’avoir fait le bon choix en se dirigeant vers un objectif improbable lorsque tout la destine à un itinéraire des plus conventionnels.
Placé sous le signe de rencontres décisives tout autant que de coups de cœur (comme celui pour Christian Dotrémont, un des membres de Cobra), le développement de la galerie Crousel repose sur de véritables fulgurances comme l’exposition Picturealism que la jeune galeriste dédie, en 1980, aux chantres de l’appropriationnisme Troy Brauntuch, Jack Goldstein, Robert Longo, Richard Prince et Cindy Sherman, seulement trois ans après que Douglas Crimp ait réalisé la première manifestation d’importance de ce mouvement fondamental à l’Artists Space de New York. De flair, on ne peut pas dire que Chantal Crousel en ait manqué, mais cela ne suffit pas à expliquer son trajet impressionnant qui est autant le fruit d’un regard aiguisé que d’un sens redoutable de l’analyse au service d’une exigence professionnelle certaine mais aussi d’une véritable philosophie de l’art et de la vie.
Si la citation tant répétée de Filiou, « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », peut paraître fade dans la bouche d’autrui, on sent que dans celle de la galeriste, il s’agit plus d’un vrai style de vie que d’une formule passe-partout, pour ne pas dire d’un engagement profond de celle qui reprend malicieusement une autre citation d’un de ses artistes, Thomas Hirshhorn : « je ne fais pas d’art politique, je fais politiquement de l’art » — si tant est que l’on puisse considérer le métier de galeriste comme participant d’un engagement politique… Il ne faut pas oublier qu’une galerie est également une entreprise dont la liste d’artistes agit aussi comme un facteur d’attractivité avec les « produits d’appel » que sont ses artistes vedettes : la publication d’un tel catalogue (un pavé de plus de 700 pages dont la lecture s’avère un peu éprouvante à moins de s’en servir pour muscler ses avant bras…) participe tout autant de l’hagiographie que du réel témoignage d’une vie entière consacrée à la poursuite d’une aventure certes stimulante mais dont la bonne santé économique s’avère si difficile à maintenir sur la longueur. Chantal Crousel revient d’ailleurs longuement sur les questions de production, de répartition du produit des ventes entre les artistes et la galerie, de même que sur les demandes de plus en plus fréquentes de la part des institutions qui ne vont pas sans poser de véritables problèmes, et y apporte des réponses éclairantes et d’une rare transparence sur le fonctionnement au jour le jour d’une grande galerie. Par ailleurs, et sans rentrer dans une discussion infinie sur l’influence de l’art contemporain sur la société et les humains, s’il est généralement admis que l’art n’agit pas directement sur les comportements mais infuse lentement la société en proposant de nouvelles considérations sur l’époque ou tout simplement en produisant des gestes à l’esthétique renouvelée (position plus humble mais certainement plus tenable parce qu’on peut se poser par exemple la question de la portée d’un geste comme les monuments à Foucault ou à Deleuze de Thomas Hirshhorn), dans cette hypothèse, il faut rendre grâce à Chantal Crousel de nous avoir permis d’apprécier tout au long de ces années les formidables propositions de ses artistes qui restent parmi les plus incontournables de leur époque.
Jure-moi de jouer – Galerie Chantal Crousel
Is-land éditions, 2021 (parution prévue au 1er trimestre). Textes d’Alexandre Costanzo et Patricia Falguières, entretien avec Chantal Crousel par Philippe Vergne et Niklas Svennung. Conception graphique : Studio Dune Lunel. 712 p. (ill. coul. et n&b), 21 x 28 cm, 65 €
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- Du même auteur : Capucine Vever, Post-Capital : Art et économie à l'ère du digital, Chaumont-Photo-sur-Loire 2021 / 2022, Paris Gallery Weekend 2021, Un nouveau centre d'art dans le Marais. (Un tour de galeries, Paris),
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