La cascadeure
Virginie Barré, Romain Bobichon et Julien Gorgeart, La cascadeure.
Série, 7 épisodes, fiction, couleur, 88’14 », 2018, produite par 36secondes / Patrice Goasduff.
Exposition actuellement à l’Espace Croisé à Roubaix jusqu’au 16 décembre 2018
Prochaines diffusions à 40mcube à Rennes les 17-18-19 janvier 2019 puis à partir d’avril au centre d’art contemporain Passerelle à Brest.
Alors que le prix de la Fondation d’entreprise Ricard 2018 a été attribué à Liv Schulman, une artiste remarquée pour sa série Control initiée en 2011 (3 saisons), la forme série chez les artistes contemporains tend à devenir un espace d’exploration artistique et critique d’un nouveau genre. Typologie en cours d’écriture donc. La cascadeure, une série en 7 épisodes écrite et réalisée par un trio de plasticiens Virginie Barré, Romain Bobichon et Julien Gorgeart, pourrait définitivement la rejoindre. C’est à l’invitation de l’Espace Croisé, centre d’art contemporain à Roubaix, que La cascadeure s’est prêtée au jeu de l’exposition en adoptant trois modalités d’accrochage : une vidéoprojection en grand format de courtes boucles sourdes chacune illustrant un épisode, des ordinateurs à disposition pour consulter à l’envie la saison, une projection de l’intégralité de la série avec horaires et canapés. Pas de coupe franche. Pas de geste autoritaire. Le spectateur choisit le(s) contexte(s) de son expérience face à un croisement volontaire d’usages et d’attitudes : le sérivore (écran d’ordinateur), le cinéphile (salle de projection) et le regardeur d’art contemporain (installation vidéo). Pour ma part, après m’être attachée à l’installation vidéo, ce fut la salle de projection. Premier épisode, La sirène de la nuit qui tombe, une dizaine de minutes. Il s’ouvre sur le plan-séquence d’un fitball orange surdimensionné qui flotte à la surface de l’eau entrecoupé de scènes d’Amédée (Marie L’Hours), héroïne de la série, endormie à l’arrière d’une voiture. On distingue une émission de radio (créée par Yoan Sorin) au contenu inaudible car prise d’interférences tels des UFO sounds tout droit sortis d’un vieux film de science-fiction ou de la Messe pour le temps présent (1967) de Pierre Henry. La voiture traverserait-elle une zone en contact avec d’autres (m)ondes ? Suit le générique de la série (signé Pierre Budet). Une cascade de voiture exécutée avec brio avant que celle-ci ne soit recouverte par une vague puis réapparaisse sous l’effet du ressac. Suspendue, engloutie, régurgitée… Rétrospectivement, ces toutes premières secondes contiennent nombre de gestes qui, telle une routine, scanderont chaque épisode et tiendront le spectateur en haleine. La série emprunte ainsi librement aux registres du thriller policier et du film surnaturel-fantastique certains de ses ressorts scénaristiques avec une pointe d’humour et de pastiche. En effet, La cascadeure est peut-être d’abord le récit d’une enquête. Celle-ci démarre par le retour d’Amédée dans sa ville natale de bord de mer (Douarnenez). Jeune cascadeure à la carrière invalidée à cause d’une blessure fatale à la jambe, Amédée remarque dès son arrivée une succession d’étranges phénomènes dans la ville : la nuit tombe brutalement, des sirènes retentissent, la mer toujours haute comme enflée, le flot incessant d’objets sortis des eaux (bouteilles, perruques, dés à jouer, costumes, etc.). Ses sœurs, à l’épisode 2, entérinent ses premières observations : « Ah… la nuit qui tombe n’importe quand ? […] Oui c’est comme ça maintenant ! ». Malgré ce constat implacable, d’autres tentent d’endiguer la situation ou, du moins, d’en relever les traces. La routine des gestes commence par ceux de la Brigade des Hautes Mers (BHM) : une paire de jumelles pour scruter l’horizon, une canne pour tâter les fonds marins et des collectes quotidiennes d’objets échouées sur la plage. L’imperméable beige et le pantalon léopard du « Duc » de la BHM, un clin d’œil décalé à la figure archétypale de l’inspecteur des Barbouzes à Columbo. Rien à faire, rien ne fait sens. Le phénomène perdure, s’amplifie. La révolution du soleil chez La cascadeure suit son ellipse propre, en vase-clos. Avec la brutalité de la nuit qui tombe (épisode 1), le jour qui n’en finit pas (épisode 4) et autres flashbacks (épisode 6), la série génère son propre monde et les règles qui la régissent des cieux jusqu’à la mer. Une cosmogonie où les repères fictionnels habituels sont volontairement brouillés, le jour puis la nuit ou la nuit avant le jour ? Impossible à vérifier dans La cascadeure, l’histoire nous plonge dans une drôle et troublante hétérochronie : « Au devenir archipel du monde, provoqué par la globalisation, correspond une nouvelle conception du temps qui englobe la totalité des récits historiques, l’ensemble des chronologies, la somme des vitesses et des lenteurs : en un mot, une hétérochronie. Une temporalité dans laquelle le temps irait du futur vers le passé et du présent global jusqu’à tous les temps singuliers.[1] ». Cette temporalité composite repose sur l’apparition du surnaturel et du fantastique dans La cascadeure et c’est la mer qui tient la tête d’affiche. Une hétérotopie exemplaire, seule souveraine en son royaume, la mer édicte ses lois, et La cascadeure le lui rend bien. Dans la série, elle n’est pas traitée comme un vulgaire arrière-plan décoratif où la BHM enquête et devant laquelle les badauds exécutent des salutations au soleil. La mer étale est résolument active. Toutes les villes de bord de mer la chérissent comme la redoutent. La série exploite ces us et reprend à son compte les festivals maritimes et autres célébrations honorant la mémoire des disparus en mer. Les épisodes 3 et 4, En attendant la nuit et La fête des disparus, développent la thématique et rallient les troupes par cette annonce : « Ce soir, c’est la fête des disparus. À la nuit tombée, rendez-vous vers la zone de fête. La BHM vous rappelle les consignes de sécurité pour cet événement : ne sortez pas seul, signalez à vos proches votre position, ne vous éloignez pas des zones éclairées, en cas de disparition, prévenez immédiatement la BHM. Souvenons-nous de nos disparus et de notre devise, pour l’espoir et pour l’amour, pour leur retour ». Vont alors se déployer les préparatifs d’un loufoque carnaval où l’inversion des rôles tiendrait aux costumes très disco des participants et où la métaphore maritime continue de filer, des tenues de goéland à la pieuvre-cosmonaute. La designer Florence Doléac signe, en collaboration avec Paul Brunet et Camille Girard, les décors et les masques des deux épisodes tournés dans son atelier et sa maison de Douarnenez. La cascadeure coopte le talent d’autres artistes invité·e·s à collaborer aux épisodes à la manière d’une carte blanche. Aucun camouflage, leurs noms sont déclinés dès le générique. Réside là, me semble-t-il, l’une des forces et originalité de la série résolument plasticienne. Ainsi, le script initial absorbe leurs propositions, elles s’y fondent sans rompre l’unité esthétique et narrative, au contraire elles l’augmentent. De ce point de vue, l’épisode 5 est le plus significatif. Le village de Solange inaugure une nouvelle période de festivités et délivre l’une des clefs de l’énigme. Les haut-parleurs de la ville font entendre : « Aujourd’hui, la ville se retrouve au parc de la jetée. Au programme : grillades, masques, danse, gymnastique. Venez nombreux, venez joyeux ! ». En l’absence de sa mère Odette, c’est Amédée qui tient en ville son magasin La Mer Médicinale – Masques et coquillages – Ouvert tant qu’il fait jour. Pour accompagner les activités prévues, Amédée installe son stand au parc de la jetée. Autour, un barbecue carnivore réunit enfants et adultes. La séance d’aérobic peut commencer. Sous les directives de Solange (Mireille Armande-Rias), le personnage le plus fascinant de la série, Link (Lili Reynaud Dewar) exécute une série de mouvements repris par la foule des gymnastes. Depuis l’épisode 2 et la danse imaginée par l’artiste Yoan Sorin, la série baigne dans une signature chorégraphique et performative que le spectateur reconnaîtra là immédiatement. Au parc de la jetée, la danse est hypnotique. Accentuée par une musique lancinante et répétitive, elle s’achève par un demi-tour fatal : c’est l’évanouissement général. L’artiste Lili Reynaud Dewar est l’instigatrice de cette séquence. Les similitudes esthétiques avec la scène de coma collectif du Village des damnés (1995) de John Carpenter – ce génie du film d’épouvante – sont frappantes. Chez Carpenter, c’est à Midwich, village paisible de bord de mer, que la foule rassemblée à la fête est frappée de sommeil profond avec barbecue et enfilades de fanions colorés pour décor. La comparaison s’arrête là. Point d’enfants tueurs dans La cascadeure. Ce subterfuge permet plutôt à l’intrigue de resserrer son huis clos autour des personnages d’Amédée et de Solange, seules exemptées de repos. Dès les premiers épisodes, Solange mène une enquête solitaire et discrète. Dans sa chambre, quantité de notes et de dessins cryptiques – une obsession pour les paires d’yeux – constituent son mur de preuves et d’évidences. Dans sa cuisine, elle inscrit méthodiquement sur le carrelage les coefficients des marées et les heures de la nuit qui tombe. Solange dialogue, fait les questions réponses à elle-même et avec d’autres, notamment Alain, le père d’Amédée. L’épisode 4 nous apprend qu’il a disparu depuis quinze ans déjà. C’est à sa rencontre que Solange conduit Amédée, aveugle de cet état de fait. Sa marinière immaculée d’une transpiration rosâtre signe de sa palpitation intérieure, Amédée suit le chemin ouvert par Solange à travers les bois jusqu’à l’orée de la mer. Intentionnellement, Solange fait glisser de sa main un carnet. Amédée le ramasse, tourne les pages et y devine des fonds marins dessinés avec une inscription « sous l’eau » puis une double flèche verticale et l’interrogation « transfert ? ». Sérivores soyez rassuré·e·s, je n’ai nulle intention de vous spoiler le dénouement final. Attardons-nous plutôt sur notre hypothèse de départ. La concomitance de mondes semble s’avérer. L’un sur terre, l’autre sous les eaux. La trouvaille étonnante est bien réelle, l’Atlantide est découverte, mais à la sauce celtique. Je m’explique. Un conte breton relate les grandeurs et décadences de la ville légendaire d’Ys (étymologiquement « sous l’eau ») que d’aucuns situeraient dans la baie de Douarnenez, décor (sur)naturel de La cascadeure. Le mythe relate d’abord les agissements d’une fée, qualifiée de femme de l’autre monde, gardienne d’une vanne empêchant les eaux de se répandre. Ne serait-ce pas Solange, notre personnage intercesseur en communication avec l’autre monde ? La version de l’écrivain du XIXe siècle, Charles Guyot, offre la plus succulente des comparaisons : Dahut, fille du roi Gradhlon et de la reine Malgven, amoureuse de la mer, demande à son père la construction d’une cité marine qu’elle souhaite sans église. Nichée dans la baie, une très haute digue est bâtie pour empêcher l’eau d’envahir la ville. En dépit du divin, Dahut y organise des orgies et tue ses amants d’une nuit à tour de bras. La catastrophe annoncée, arriva : en punition des pêchés, Ys est engloutie sous les eaux et Dahut transformée en sirène. Rien ne dit si les habitants d’Ys poursuivent leurs ripailles dans les profondeurs sous-marines. Pendant que je regardais la série, deux aquarelles de Julien Gorgeat aux titres évocateurs de Serpentins & cotillons (2011) et Jour de fête (2013), ne cessaient de me revenir. La cascadeure et ces objets recrachés par la mer « tous très colorés, comme sortis d’une fête » conclut Maryse à l’épisode 5, nous permettent cependant d’imaginer que le royaume sous l’eau ne serait tout simplement qu’un monde en perpétuelle fête.
[1] Nicolas Bourriaud, Formes et trajets, Tome 1 : Hétérochronies, 2018, les presses du réel, p. 117.
(Toutes les images : La cascadeure, une série de Virginie Barré, Romain Bobichon, Julien Gorgeart, 7 épisodes, fiction, couleur, 88min14, 2018, produite par 36secondes / Patrice Goasduff. Photos : Julien Gorgeart.)
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