La fête de l’insignifiance

par Ilan Michel

La Kunsthalle Mulhouse, 27.11.2020 – 10.01.2021

Le roman de Milan Kundera La fête de l’insignifiance1 tient du théâtre. Leïla Couradin l’a bien compris. La jeune commissaire invitée par la Kunsthalle de Mulhouse dans le cadre de la Régionale 21 a traduit avec fraîcheur l’état d’esprit du romancier franco-tchèque chez qui le comique de situation procède du décalage entre sérieux et gravité. On imagine sans peine les sculptures surréalistes de Flurina Sokoll, les cheminées de papier en trompe-l’œil de David Berweger ou le canapé kosovar de Kaltrinë Rrustemi apparaître dans le cocktail d’anniversaire décrit par Milan Kundera, sans qu’on y accorde trop d’importance. C’est tout le propos du roman et de l’exposition : centrer l’attention sur les anecdotes les plus banales, les événements les plus secondaires qui ne portent a priori pas à conséquence. À coup de théories et de digressions, les personnages de Kundera s’interrogent sur le désir, la vieillesse, le plaisir de s’inventer une vie ou la présence d’une plume planant au plafond. Ici aussi, les méditations existentielles affleurent sous les traits d’humour, sur le rythme de la déambulation et du déjà vu, du kitsch et des « risibles amours ».
La scène d’exposition présente un métronome arrêté (Pável Aguilar, Métronome, 2020) : le balancier est fiché d’un crayon qui a laissé la trace de ses battements au mur. L’œuvre de l’artiste hondurien indique le tempo sur lequel se joue la visite, évoquant la structure des récits de Kundera fondés sur l’art de la sonate, puis de la fugue. Une façon de dire qu’il sera question de motifs et de variations.

Pável Aguilar, Métronome, 2020, La Kunsthalle. Photo : Sébastien Bozon

À droite, un guichet protégé par une vitre en Plexiglas sur lequel sont empilés les romans de l’écrivain – comme si une bibliothécaire s’était absentée l’espace d’un instant. Face à nous, une grande cloison oblique sépare les 600m2 d’exposition. Les trois assemblages de Flurina Sokoll forment des îlots d’objets récupérés, cousus et agencés avec soin, en équilibre précaire. À proximité, beau comme la rencontre fortuite d’un mange-debout avec une table-basse, Be With me II (2018) associe des chutes de velours côtelé à un flacon d’eau de Cologne vintage Soir de Paris greffé à une sculpture africaine par de la pâte à modeler. Une bretelle de lingerie en dentelle s’échappe par une trappe (la fosse du souffleur ?), épinglée dans la mousse qui enveloppe le pied de la table en acier chromé. Suspendu au plafond, un velours bleu nuit, en écho au parfum, caresse un rutilant bac de shampoing douche renversé, à la façon de la Boule suspendue de Giacometti (1931). Chaque détail bricolé a de l’importance pour cette artiste qui dit choisir le vase avant les fleurs. Plus loin, une sculpture porte-manteau, un bocal ou un rideau qui soutient une planche comme par magie. Les configurations spatiales de ces objets éclectiques suggèrent un mobilier de salon impraticable et bringuebalant. C’est en révélant l’artifice que ces fragiles châteaux de cartes font l’effet le plus grand. Le paradoxe n’est pas nouveau : chez Diderot (à qui Kundera a rendu hommage2), « les comédiens font impression sur le public, non lorsqu’ils sont furieux, mais lorsqu’ils jouent bien la fureur3 ».

Flurina Sokoll, Be With me III, 2018, La Kunsthalle. Photo : Sébastien Bozon

Alors que le romancier pense les vies humaines comme des compositions musicales, leurs accidents transformés en leitmotivs, plusieurs œuvres de l’exposition mettent en jeu le principe de variation et, plus encore, celui de traduction. La question est centrale pour celui qui, déchu de la nationalité tchèque, se réfugie dans l’Hexagone en 1975 et commence à écrire en français vingt ans plus tard. Elle est au cœur de la petite boîte à musique fixée au mur au fond du plateau d’exposition dont le rouleau perforé fait entendre une berceuse en langue Zambé transmise à Pável Aguilar par des réfugiés soudanais (Gbodi, 2019). Elle parcourt également une installation mécanique, toute proche, qui actionne un marteau de piano sur une barre de cuivre (Hammer, 2019). Nous anticipons le son, nous le complétons par l’imagination, mais le coup reste inaudible. Les silences de l’histoire et l’impossibilité de la transmettre sont des ressorts romanesques structurants chez Kundera. L’un des personnages de La fête de l’insignifiance développe une théorie sur les observatoires que nous érigeons à différents points de l’histoire tandis qu’un autre, travesti en serveur pakistanais, cherche à séduire une domestique portugaise : « Leur communication dans deux langues qu’ils ne comprenaient pas les rendit proches l’un de l’autre4 ». Afin de rendre plus tangibles ces réflexions, plusieurs dispositifs scénographiques cherchent à déplacer la scène au salon, exauçant les vœux de Diderot5. Encadrée par les deux mécanismes de Pável Aguilar, une grande banquette recouverte de peaux de moutons a été reconstituée par Kaltrinë Rrustemi (Hommage à la guerre que je n’ai pas vécue, 2019). L’artiste suisse nous fait part des récits familiaux recueillis au Kosovo où elle a décidé de vivre une année entière à l’âge de 15 ans, après la fin de la guerre. Cette façon de lutter contre l’oubli en répétant les mêmes souvenirs de génération en génération est à l’origine du récit d’Ulysse relaté par Homère dans l’Odyssée6. Plus encore, Amélie Bartgetzi fait rejouer à une famille l’histoire de la grand-mère italienne émigrée en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale (Mon-Idée, 2017). Sous la forme du bouche à oreille autour de la table de salle à manger, chacun s’interroge sur les conditions qui ont permis la traversée, et y va de son interprétation – la forme ludique étant la condition de l’entraînement de la mémoire mais aussi de sa reconstruction. Les jeux de rôle sont ici légion. La vidéo de Jannik Giger, Sunday Lovers (2017), est la plus savoureuse. Détournant le kitsch des publicités de prêt-à-porter Benetton, la parade amoureuse dominicale alterne les poses stéréotypées et aguicheuses et les contorsions burlesques ponctuées de cris d’animaux sauvages. Si la musique adoucit les mœurs, les instruments de celle-ci stimulent les pulsions sexuelles des deux performeurs. La parodie du scénario érotique laisse le couple, une fois les fétiches disparus, dans le malaise du face-à-face. À quel point est-on libre dans le jeu ? questionnaient les nouvelles de Risibles amours7. Multipliant les axes de lecture, l’exposition de Leïla Couradin préfère la conversation badine à la démonstration vaniteuse. En ces temps de pandémie, la Kunsthalle a fait le choix de dématérialiser le projet sur les réseaux sociaux avant de rendre les lieux accessibles la dernière semaine. Le rendez-vous est donc pris, comme une première rencontre amoureuse – tout ce qui se vit entre le temps de l’image et celui de l’expérience.

Au premier plan : Danae Hoffmann, Früchte des Seins, 2019, au second plan : Kaltrinë Rrustemi, Hommage à la Guerre que je n’ai pas vécue, 2019, La Kunsthalle. Photo : Sébastien Bozon
  1. Milan Kundera, La fête de l’insignifiance, Paris, Gallimard, 2014.
  2. C’est la liberté d’invention du romancier que Kundera salue dans Jacques et son maître. Hommage à Denis Diderot en trois actes précédé d’Introduction à une variation, Paris, Gallimard, 1981.
  3. Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, 1830, Paris, A. Sautelet et cie, libraires, p. 100.
  4. Milan Kundera, op. cit., p.71.
  5. « La Scène est dans un salon », Denis Diderot, Le fils naturel, ou les épreuves de la vertu, comédie, acte I, scène 1.
  6. Milan Kundera, L’Ignorance, Paris, Gallimard, 2003.
  7. Milan Kundera, Risibles amours (1970), Paris, Gallimard, 1986.

Image en une : Vue d’exposition, Jannik Giger, Sunday lovers, 2017 ; David Berweger, Open Call, 2020, La Kunsthalle. Photo : Sébastien Bozon


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