La pleine lune dort la nuit
Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne / Château de Rochechouart, 28.02-13.09.2020
Avec un si beau titre dont les mots font d’emblée image, l’exposition collective du musée de Rochechouart rassemble des œuvres qui, chacune à leur manière, explorent un rapport entre le langage et les arts visuels en corrélation avec une sélection de pièces de Raoul Hausmann dont le musée possède un fonds important. Les quelques mots du titre sont tirés de l’un des poèmes de l’artiste, annonçant mystérieusement mais non moins précisément ce que nous allons découvrir.
De Raoul Hausmann, on ne connaît souvent qu’un ou deux photomontages de l’époque dadaïste alors que son œuvre est d’une ampleur considérable, à la fois dans le temps et dans la diversité de ses moyens d’expression. Le musée, possédant des peintures, des photos, des textes aussi bien poétiques que théoriques et des archives datant de la période de son refuge dans le Limousin pendant la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à la fin de sa vie à Limoges, organise depuis quelque années des expositions monographiques qui révèlent cette ampleur par des éclairages successifs. La pleine lune dort la nuit poursuit cette exploration, mais selon une approche différente. Grâce à des mises en regard avec des pièces d’artistes actuel·le·s qui s’intéressent au langage, au son et au corps, elle fait re-découvrir la dimension performative qui sous-tend et relie entre elles les différentes pratiques d’Hausmann. Plus exactement, l’accrochage collectif, par le dialogue établi entre les œuvres, met au jour le caractère expérimental de celles d’Hausmann (et pas seulement durant sa période dadaïste) et révèle des parentés artistiques qui inscrivent les artistes actuel·le·s dans une lignée historique imaginaire (comme nous, tou·te·s ne connaissent pas parfaitement son œuvre) plus ouverte que les lectures habituelles.
L’exposition commence par une salle qui conduit immédiatement au cœur du propos. Quelques-uns des textes de différentes années (1919, 1946 et 1966), autour du son, sont accrochés au mur, dans le voisinage d’aquarelles de David Horvitz qui traduisent visuellement des sonorités entendues près de l’Océan Pacifique, et de travaux basés sur la littérature de Laëtitia Badaut Haussman, en particulier une pièce composée de lectures de textes sur des paysages avec des ralentis et des superpositions qui l’apparentent à la poésie sonore. Ainsi, alors qu’on aurait pensé surtout à un autre protagoniste de Dada à Berlin, Kurt Schwitters, les textes d’Hausmann apparaissent comme de précieuses contributions à l’histoire de ce champ artistique.
Autres rapprochements, des photographies de l’artiste des années 1920, 1930 et 1940, portraits et nus de ses compagnes, sont présentées avec des sculptures d’Emilie Pitoiset, de petits assemblages composés d’un gant avec un livre, une cigarette ou une boule de cheveux, fragments de corps semblant doués d’autonomie, ou de plus grandes pièces, vestes et manteaux confectionnés et décorés par l’artiste, installés sur des présentoirs-structures qui les donnent à voir comme des instants de vie arrêtés. À la lumière de ces œuvres, les photographies de visages et corps féminins d’Hausmann semblent moins relever de la représentation traditionnelle du corps féminin que d’une recherche presque chorégraphique à partir de parties de corps autonomes. Mais la confrontation mutuellement la plus éloquente, tant du point de vue de la forme que du sens, est le vis-à-vis entre une série d’affiches de Nora Turato, parodiant les messages inquiétants imprimés depuis quelques années sur les paquets de cigarettes mais dans des couleurs vives qui rappellent aussi les travaux récents de Lawrence Weiner, et des peintures des années 1960 composées de mots enchevêtrés, tracés au pinceau en noir et rouge sur fond blanc. Grâce à cette mise en relation, les compositions critiques de la jeune artiste prennent une dimension plastique décuplée tandis que les peintures-poèmes d’Hausmann deviennent les pionnières d’un art conceptuel sensible.
Enfin, dans l’une des dernières salles de l’exposition, une pièce ajoute une connotation particulièrement politique à la réinterprétation de l’œuvre poético-performative d’Hausmann : à partir d’images qui placent le propos dans le registre du quotidien (une main qui saisit et repose un verre d’eau), une vidéo de Tarek Lakhrissi évoque l’usage parfois forcé du multilinguisme, comme c’était le cas pour Hausmann, apatride, caché en France pendant la guerre avec l’Allemagne, son pays d’origine, et plus généralement pour toutes les personnes immigrant quelque part par nécessité. Cette œuvre montre que le passage, voire le tissage, par et entre plusieurs langues n’est pas une coquetterie artistique mais une marque de l’histoire dans l’intimité du corps et de la pensée.
Se terminant avec une dernière pièce sonore entre manifeste et poésie phonétique d’Hanne Lippard, cette exposition permet en somme d’opérer une relecture d’un pan de l’histoire de l’art, de repenser le(s) devenir(s) du courant dadaïste autrement qu’en suivant par exemple la thèse situationniste-punk de Greil Marcus et, en même temps, de mieux comprendre d’où viennent les œuvres inspirées de la littérature et du son de plus en plus courantes chez les artistes issu·e·s des arts visuels.
Image en une : Nora Turato, vue d’exposition, Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne, château de Rochechouart, 2020. Photo: Aurélien Mole
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- Du même auteur : Wael Shawky - Dry culture Wet culture, Defiant Muses, Un énoncé surpris par hasard, Lytle Shaw, Pierre Ardouvin, Nathaniel Mellors,
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