L’Asymétrie des cartes
Le Grand Café, Centre d’art contemporain et LiFE, Base des sous-marins, Saint-Nazaire, du 22 janvier au 10 avril 2016
C’est avec une certaine récurrence que les artistes ont pu, au cours de l’histoire des représentations, faire appel à une approche cartographique. Celle-ci acquiert cependant une forme nouvelle de légitimité en matière de pertinence théorique, devant la nécessité d’adhérer le plus exactement possible à un monde fait de flux et de connexions multiples, devant également l’importance ô combien actuelle que l’on accorde aux notions d’espace, de frontière et de rapport intercommunautaire.
En cela, l’exposition « L’Asymétrie des cartes » que présentent le Grand Café et le LiFE à Saint-Nazaire permet de sonder des problématiques géopolitiques où se réactualisent les disparités entre l’Occident et le reste du monde, à l’instar des pelotes de laine noire de l’installation Size/To Sell or To Rent de Milena Bonilla. Assimilées aux vingt-sept nations composant le continent américain, celles-ci sont élaborées en accordant proportionnellement la superficie du pays à la longueur de laine nécessaire pour les concevoir. Il est alors question, à travers la mise en vente du projet auprès de collectionneurs – une banque espagnole en l’occurrence –, de rejouer au niveau symbolique le processus de marchandisation des pays colonisés par des capitaux européens, alors que la relative désuétude de ce qui n’est fait que de laine, octroie à l’œuvre une portée critique indéniable.
Pour autant, chez Milena Bonilla comme chez Mark Boulos par exemple, nulle cartographie au sens strict, mais un dispositif qui en appelle à ses fondements, c’est-à-dire qui développe une logique topologique où ce qui incombe est, d’un côté, la disposition des choses les unes par rapport aux autres et, de l’autre, une saisie du réel qui opère sur le mode de la simultanéité et de la coexistence d’entités hétérogènes. D’où la présomption selon laquelle les représentations cartographiques seraient, par essence, les plus adaptées en vue de figurer « les flux de capitaux ou de populations »[1], puisqu’il s’agirait, pour les artistes, de signifier la complexité des configurations, le jeu des relations, voire les tensions entre diverses composantes.
Dans son principe donc, la carte est propice à la restitution d’itinéraires migratoires, de périples inachevées ou autres expériences du déplacement, comme on le voit notamment avec les vidéos de Bouchra Khalili ou de Marcos Avila Forero. En outre, elle manifeste une part de projection et d’imaginaire car, en juxtaposant des réalités éparses, elle est aussi ce qui accole l’âpreté supposée de l’ici à la verdure fantasmée de l’ailleurs. Toutefois, l’une de ses particularités les plus notables repose sans doute sur sa capacité à laisser cohabiter un grand nombre de données. En se faisant informative, donc dénonciatrice, l’approche cartographique disposerait d’un potentiel subversif non négligeable, comme nous le montre l’ambitieux projet Conflicted Phonemes de Lawrence Abu Hamdan. Dans le prolongement des travaux de Mark Lombardi ou du collectif Bureau d’Études, l’artiste jordanien mène un abondant travail d’investigation tout en sondant des Somaliens ayant vu leur demande d’asile refusée après un test d’analyse du langage. Il en résulte un vaste organigramme qui synthétise de façon chronologique les échanges communautaires et langagiers, les déplacements migratoires et l’hybridation des populations. Surtout, est mise en avant la complexification progressive des identités et des individus au cours du temps, laquelle s’avère intégralement corrélée aux événements historiques qui, le plus souvent, sont marqués par des guerres et des famines.
La carte permet, dans ce travail, de pointer ce qui échappe aux dispositifs techno-politiques de décision et de contrôle, à savoir la complexité inhérente à tout individu que l’on tente de confiner à des normes arbitraires. Délestée paradoxalement de préoccupations purement plastiques, elle annoncerait ainsi une esthétique critique plus à même de dépeindre le monde contemporain. En cela, elle en deviendrait même incontournable.
[1] Nicolas Bourriaud, « Topocritique : l’art contemporain et l’investigation géographique », in GNS, Catalogue d’exposition, Paris, Cercle d’art, 2003, pp. 19-20.
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- Du même auteur : Johan Creten,
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