Laurent Le Deunff
My prehistoric past.
MRAC Sérignan
10.10.2021 – 20.03.2022
Pourquoi un artiste, en l’occurrence Laurent Le Deunff, cherche-t-il à dissimuler l’entrée de son exposition ? Au MRAC de Sérignan, le visiteur est accueilli par une palissade sombre d’où filtrent quelques rais de lumières, surface percée d’un discret oculus qui rappelle l’Étant donnés duchampien et son dispositif de viseur qui transforme le public en voyeur. Épier le regard ? Une première surprise attend l’œil : ce recto palissade est en fait le verso d’une œuvre de l’artiste. Une bibliothèque géante pour neuf pierres imposantes, leurres minéraux assez convaincants et révélateurs des jeux de brouillage caractéristiques de Laurent Le Deunff. Au seuil de l’exposition donc, nous accueille une métaphore de l’enquête : se faufiler un passage visuel, dans l’antre dérobée d’une bibliothèque à double fond. Voilà pour l’entrée en matière : on a, en l’espace de ces quelques indices liminaux, une petite idée des apparences trompeuses qui nous attendent ici – les choses suggèrent autre chose que ce qu’elles prétendent être, les références sont gigognes, et l’endroit et l’envers peuvent se confondre. Il faudra investiguer. Quant aux strates temporelles convoquées, elles semblent pareillement mystifiantes. Le titre de l’exposition, « My prehistoric past », unit simultanément l’existence de Laurent Le Deunff aux calendes des origines de la vie, tout en faisant un détour par un film de 1914, où Charlot rêve qu’il est homme des cavernes portant un chapeau melon.
OBSCUR CLAIR
Derrière cette paroi, le rez-de-chaussée du musée ressemble à un long parking, une donnée que l’artiste a assumée et prise à bras-le-corps. L’exposition s’y épanouit en deux espaces : le premier, plutôt tamisé, ponctué de découpes lumineuses qui mettent les œuvres à l’honneur, est parcouru sur sa gauche d’un dispositif illusionniste qui reproduit une grotte à échelle 1, sorte de diorama dont les personnages seraient les œuvres exposées devant ce décor. A contrario, le second espace est doté d’un éclairage unifié, saturé de néon, comme un aquarium aux allures de jardin zen électrique, dont le sol est tapissé de graviers blancs. Comme si on avait percé une brèche dans la grotte pour découvrir cette copie de nature grinçante et fantastique. Sur le mur du fond, un papier peint recouvre toute la paroi d’un collage de champignons géants et de concrétions luisantes, qui suggère que nous accostons sur les rivages de la perception hallucinée, entre la fibre fabuleuse du Voyage au Centre de la Terre d’Henry Levin et le vertige de Tintin abordant l’aérolithe tombé de l’étoile mystérieuse.
GARANTIE DÉCENNALE
Premier constat : dix ans de création sont ici remis en jeu, dans un mouvement dynamique qui impose sans cesse glissements et déplacements. Il en résulte de nouvelles connections excitantes, qui font ressortir une chose essentielle : la cohérence profonde de l’ensemble. Entre la collection de chewing-gums sculptés dans un os ayant appartenu au chien de la mère de l’artiste (on reconnaît parmi les gommes célèbres le Malabar, l’Airwaves, la forme dragée ou boule, la tablette Hollywood…) qui date de 2011, et un tout petit os d’aile de poulet, sculpté dans une chute de marbre récupérée au symposium de sculpture visité pendant le montage de l’exposition à Sérignan en 2021. Il est intitulé T-Rex parce que l’ancêtre de la poule serait justement le T-Rex et que ce petit os contiendrait la mémoire des dinosaures. Bref, entre ces deux œuvres, la même logique opère : celle du montage, qui mêle la réalité concrète (l’attention aux matériaux et aux techniques) et le merveilleux, le non-contemporain et l’actuel, le high et le low, l’identifiable et le bizarre, l’industriel et l’artisanal, la grande Histoire et l’anecdote autobiographique. Le collage se perçoit également dans les ruptures d’échelles, les différentes charges d’humour, à la fois candides et/ou ultra référencées, et les kaléidoscopes mémoriels étranges. En 2016, Laurent Le Deunff fut une première fois invité au MRAC, où il exposa un gros coquillage en papier mâché. Après consultation des archives photographiques de cette exposition, il décide de replacer la sculpture Coquillage I exactement au même endroit. Présence palimpseste ou fantôme, elle est le symbole d’un processus de travail qui leste chaque objet d’un récit équivoque, anachronique et ouvert : un ressac de l’imaginaire dans l’espace et le temps, où les spectres vont et viennent.
LE VRAI EST UN MOMENT DU FAUX
À l’heure du fake généralisé, l’artiste fait aussi l’hypothèse du monde comme simulation, dans le sillage lointain de toute une constellation de penseurs – de Günther Anders à Jean Baudrillard en passant par Guy Debord –, qui se sont efforcés de conceptualiser le règne du simulacre. Entre diversion et divertissement, Laurent le Deunff ne choisit pas : sous-tendue par un matiérisme constant, l’expérience esthétique prend sens dans l’écart et le décalage. L’exposition multiplie les zones visuelles de conflictualités, grâce à diverses stratégies de trompe-l’œil, qui nous entraînent, selon les mots de Jean-François Lyotard, à « la découverte du peu de réalité de la réalité, associé à l’invention d’autres réalités1 ». L’ode à l’inventivité et à la poésie du leurre est partout : du rusticage et de la rocaille, techniques traditionnelles quoique marginales, aux savantes bidouilles des tutos amateurs, Laurent le Deunff s’approprie des méthodes singulières pour insinuer le doute. On quitte le régime de l’acquis, de la certitude : face au savoir dominant, l’artiste fait l’apologie d’un contre-savoir parcellaire, non-officiel, collecté au hasard des désirs, des besoins et des rencontres.
TRENTE MILLIONS D’AMIS ?
Précisément, l’exposition organise des faisceaux de rencontres. Elle est un journal intime peuplé d’instantanés, qui met en scène de multiples points de contact avec le règne animal, étudié aux côtés de l’humain : la façon dont les animaux créent un territoire (les lombrics et les taupes), prennent de la hauteur (le castor juché sur son tronc), ou partagent l’espace matériel en lui insufflant une forme de sensorialité particulière. En témoigne une série de dessins minutieux d’ateliers d’artistes, habités par des œuvres et des chats qui posent sur elles2, comme si Laurent Le Deunff avait tenu à souligner la portée des affinités électives – que celles-ci concernent les animaux, les humains ou l’art. Ce corpus graphique à la grâce vaporeuse, réalisé principalement à partir de photos-textos, insère un casting d’expositions dans l’exposition, avec des sculptures de Stéphanie Cherpin, Bruno Gironcoli, Kathleen Ryan, Michel Blazy, Vincent Ganivet, Louis Gary ou Michel François… Au sein de cette constellation, chaque tableau pourrait sembler absolument paisible, si ce n’est le regard scrutateur de certains félins qui introduisent un contact oculaire suggérant le caractère indésirable de notre présence. En miroir, dans cette deuxième partie de l’exposition aux apparences d’aquarium surexposé, le lien tissé plus globalement avec l’animal demeure non sécurisé : entre le castor géant, éco-warrior et métaphore du sculpteur, et le crocodile qui rode, en posture de gisant, sans parler des trompes d’éléphants dont les ligotages magnifiques évoquent le shibari, le scénario du jardin d’agrément peut vite basculer dans le film d’épouvante. Pour lier le monde des hommes, le monde animal et le monde des choses, aucune partition n’est élucidée. Ceci pourrait valoir comme une lecture programmatique de l’œuvre : une enquête joueuse et pop sur la vie des formes, qui défend la possibilité d’une expérience perceptive commune et la création d’alliances avec les êtres autres, non-humains et même non-vivants. Une enquête intranquille et divagante se tisse, où des formes de cécité guettent, où les fantômes s’immiscent, où la logique résiste et se disperse en nuages au gré de multivers narratifs imprévisibles. De bout en bout admirablement pensée, l’exposition « My prehistoric past » retrace avec panache cette épopée pleine de mirages, bien plus agitée qu’il n’y paraît.
Notes
1 – Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1986, p. 25.
2 – Au passage, que devient une sculpture lorsqu’elle est regardée par les animaux ?
À l’occasion de l’exposition, Jean-Marc Chapoulie signe Histoire de la quatrième dimension de Le Deunff, un film de 42mn qui traverse en image l’œuvre de l’artiste : un magnifique portrait en creux.
Également, parution du douzième numéro du fanzine bilingue Pleased to meet you consacré à Laurent Le Deunff. Directeur de la publication : Benoît Porcher. Rédactrice en chef : Laetitia Chauvin.
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Image en une : Vue de l’exposition « , My Prehistoric Past », Laurent Le Deunff, Mrac Occitanie Sérignan, 2021. Photographe : Aurélien Mole.
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