L’homme gris
Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, 14.11.2020-06.06.2021
Au pied de l’escalier qui conduit aux salles d’expositions du Casino Luxembourg, le visiteur marque un temps d’arrêt. À mi-hauteur, l’artiste belge Jan Fabre le surplombe et le fixe du regard. À travers une photographie grandeur nature, vêtu d’un jean et d’un blouson noirs, arborant un chapeau d’où émergent deux cornes rehaussées de rouge, il l’interroge : « Will Doctor Fabre cure you? » (1980). L’image semble incarner à la perfection « L’homme gris »,intitulé d’une exposition qui questionne les représentions non conventionnelles du diable dans l’art contemporain. Auteur d’une thèse de doctorat1 sur le sujet, Benjamin Bianciotto, le commissaire artistique, réunit une centaine d’œuvres d’une vingtaine d’artistes autour de la figure satanique. « L’homme gris » provient d’une nouvelle d’Adelbert von Chamisso2 contant l’histoire de Peter Schlemihl, un jeune homme qui, ayant vendu son ombre à un homme gris, devient fortuné mais s’aperçoit qu’il se déshumanise. Il parcourt alors le monde pour la retrouver. Le diable, dont les représentations étaient jusque-là codifiées, apparaît ici sous les traits d’un homme quelconque que personne ne remarque. Or c’est cette banalité apparente qui le rend plus dangereux encore, puisqu’il devient impossible à reconnaitre. À cet anonymat correspond aussi la manière dont l’homme a intériorisé son côté diabolique.
À l’étage, la première salle est occupée par une scénographie imposante, un mobilier-cimaise dépourvu d’angles droits. Cette impression de zigzags renvoie à l’idée du labyrinthe et conduit le regard directement de l’autre côté de la pièce, sur le mur où est accrochée la photographie d’une silhouette rouge se détachant sur un fond or. Les œuvres se découvrent au fur et à mesure. Chaque pièce, enchâssée dans l’étrange meuble qui sert ici de table de monstration, demande une attention particulière du visiteur. La série « Remnants of the Broken Down » (2020), composée de seize dessins au stylo de l’artiste norvégien Sindre Foss Skancke, donne à voir des formes à la fois géométriques et organiques, humaines et hybrides. Elle illustre la transformation de l’esprit et du corps par le biais d’un rituel magique.
L’artiste autodidacte californien John Urho Kemp a, lui, une approche à la fois mathématique et métaphysique. Décédé en 2010, il a toute sa vie tenté de résoudre les énigmes posées par l’existence en usant de formules et de nombres tirés de sa propre histoire. Les dessins exposés ici prennent la forme de pentagrammes renvoyant au nombre « 666 », la marque de la bête.
Le travail plastique d’Élodie Lesourd a pour point de départ la musique. Au Casino Luxembourg, elle prend soin de placer le portrait qu’elle dessine de Kurt Cobain sous une plaque de cuivre, matière similaire à celle qui composait la balle avec laquelle le rockeur s’est donné la mort. La plaque est ajourée de plusieurs formes circulaires, références explicites aux neuf cercles de l’enfer évoqués par Dante dans La Divine Comédie. Sur celle-ci est gravée la phrase : « I love you Satan ». Les suicidés n’ont de place ni en enfer, ni au paradis.
La silhouette rouge sur fond or, aperçue en entrant dans ce premier étage et vers laquelle le labyrinthe conduit inexorablement, a tendance à s’estomper lorsqu’on s’en rapproche, pour n’être plus que floue quand on lui fait face. Piss Satan d’Andres Serrano est contemporain de son Piss Christ (1987). Fort du succès de celui-ci, qui lui apporte une notoriété nouvelle et à la hauteur du scandale que l’œuvre suscite, l’artiste américain prolonge sa série d’objets immergés dans du liquide – mélange ici d’urine et de sang de bœuf. L’œuvre pose la question de l’apparition et de la disparition du diable, dont la qualité première est d’être insaisissable.
L’artiste monténégrine installée à New York, Darja Bajagic, travaille quant à elle à partir d’images de journaux qui ont fait l’actualité. Elle fait ici cohabiter dans un grand collage des enfants victimes d’un prêtre pédophile : leur bourreau, et l’assassin de celui-ci : son co-détenu en prison.
À côté, les documents encadrés qui composent Invite Yourself (2002), de Christoph Büchel, sont ceux de la mise en vente sur le site eBay de l’invitation qu’il a reçue à participer à Manifesta, la biennale européenne de création contemporaine. L’artiste suisse, toujours à la limite, manipule et exploite le pouvoir perçu des contrats social et juridique, subvertissant la création plastique en la ramenant à son aspect exclusivement mercantile. L’œuvre, vendue 15 089 dollars, peut se lire comme une critique du marché de l’art, ou, mieux, comme une œuvre qui se fait passer pour une critique du marché. L’exercice ne peut manquer d’évoquer un pacte signé avec le diable.
Ce dernier se cache à plusieurs endroits dans les trois peintures et le papier peint de l’artiste néerlandaise Iris van Dongen : dans les regards vides des femmes, comme dans le cheval, dans la silhouette à contre-jour ou l’arbre anthropomorphique… Dans The Bridge, la jeune femme au visage caché derrière ses cheveux se tient sur un pont servant à la grande traversée que représente le passage de la vie à la mort. En Suisse comme au Luxembourg, il est d’usage que le diable se propose de construire les ponts les plus compliqués, en échange de la vie de la première personne franchissant ce pont. L’influence japonisante est manifeste dans l’arrière-plan du papier peint, qui est tiré d’une de ses œuvres. Devant elles, posées au sol, allongées dans leur cercueil de verre, cinq poupées extraites d’une série de soixante-six réalisées par Gisèle Vienne entre 2003 et 2020 soulèvent la question de la manipulation de l’homme par le diable. Mais est-il vraiment sa marionnette ou se dédouane-t-il ici de toute responsabilité ?
À travers la présence des masques dans ses peintures, Tony Oursler fait référence à la tragédie grecque mais aussi au goût du diable pour la transformation et le spectacle de la cruauté. Pour obtenir ses images-ectoplasmes, Gast Bouschet laisse pour sa part fondre de la glace qui libère des petites particules volcaniques. Critique environnementale, son œuvre dénonce les flux qui changent constamment, métamorphose permanente du monde, mais également du mal.
On retrouve le mobilier sinueux du labyrinthe de la première partie de l’exposition, qui prend ici la forme d’un pentagramme. Elodie Lesourd réunit deux pochettes de disques, l’une de heavy metal, l’autre d’une symphonie classique. Toutes deux utilisent la même image comme illustration : Les trésors de Satan, du peintre belge Jean Delville, où des corps lascifs s’abandonnent au fouet du démon. Pour les métalleux, le diable est un rebelle libérateur. Lesourd oppose ici une reproduction de l’image à son négatif. L’œuvre, créée spécifiquement pour l’exposition, prend la forme d’un pentagramme déstructuré.
Ragnar Kjartansson partage avec Élodie Lesourd le goût pour la musique. Figuré à demi enterré dans la vidéo Satan is Real, l’artiste s’évertue à chanter la gloire du diable, dans l’indifférence générale. Il y incarne « un annonciateur prophétique perdu dans le bruit du monde » dit-il, une sorte de Cassandre au masculin.
Le centre du pentagramme est occupé par trois œuvres de l’artiste américaine Marnie Weber. Au sein de ces paysages classiques au premier abord, que l’artiste emplit de ses fantasmes, le diable se cache encore dans les détails – comme dans le papier peint d’Iris van Dongen.
Un autre grand collage de Darja Bajagic s’inspire d’un crime commis aux États-Unis en 1999, où un groupe d’adolescents a tué toute une famille pour voler sa voiture. La meneuse charismatique s’est elle-même accusée de crime satanique, vociférant être la fille du diable et espérant ainsi se dédouaner du crime commis. Sa grande beauté, proportionnelle à l’atrocité du crime, apparaît comme la beauté du diable lui-même.
Les natures mortes de Bianca Bondi sont inspirées des rituels de magie blanche qu’elle a connus dans son enfance en Afrique du Sud. Elle couvre ces dernières d’une solution de sel formant des petits cristaux. Comme Gast Bouschet, l’artiste fait une critique de la destruction de l’environnement, entendue ici comme l’ultime victoire du Malin qui, désormais, ne détruit plus lui-même. En multipliant les pactes avec les humains, il les laisse s’en charger eux-mêmes : le premier conduit ces derniers à s’auto-anéantir.
La dernière salle, enfin, donne à voir la banalité du mal telle que la philosophe Hannah Arendt la théorise dans Eichmann à Jérusalem, ouvrage dans lequel elle rend compte du procès de 1961 du meurtrier nazi, en démontrant une réalité insupportable : les pires criminels de guerre sont des hommes ordinaires, pères de famille, insoupçonnables. L’artiste écossaise Christine Borland a sollicité six sculpteurs afin qu’ils réalisent – uniquement à l’argile séchant à l’air, un matériau instable et sur la base d’une seule et unique description donnée à chacun – le buste de Joseph Mengele, médecin du camp d’extermination d’Auschwitz qui effectuait des expériences eugéniques sur des prisonniers jusqu’à la mort. Les six bustes sont toutefois dissemblables. S’ils témoignent d’un regard personnel, singulier à chaque sculpteur, ils illustrent aussi le changement possible du visage du diable – incarné ici par celui que l’on surnommait l’Ange de la Mort, Mengele.
La permanence de la représentation de Satan dans la création plastique, alors même que les sociétés occidentales actuelles sont sécularisées, est une des questions soulevées par l’exposition. Celle-ci suit un parcours élaboré en jouant sur les notions de contrainte et de liberté, qui, si elles sont inhérentes à la vie humaine, représentent également les deux faces du diable. Elle s’attache à tracer des liens sous-jacents entre les œuvres exposées, autant d’allers-retours qui forment des chemins possibles. De nombreuses correspondances se devinent ainsi, de Gast Bouschet à Bianca Bondi, d’Iris van Dongen à Marnie Weber, etc. Pourtant, elles ne sont que des leurres, qu’une illusion de liberté, car elles se révèlent aussi insaisissables que l’homme gris. Il faut apprendre à se méfier des apparences. « La plus belle des ruses du Diable est de vous persuader qu’il n’existe pas3. »
- Benjamin Bianciotto, « Figures de Satan : l’art contemporain face à ses démons, de 1969 à nos jours », thèse de doctorat en histoire de l’art sous la direction de Philippe Dagen soutenue le 29 septembre 2018 à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne dans le cadre de l’école doctorale d’histoire de l’art.
- Adelbert von Chamisso, Peter Schlemihls wundersame Geschichte, Nuremberg, Johann Leonhard Schrag, 1814. L’Étrange Histoire de Peter Schlemihl ou l’homme qui a vendu son ombre, traduction française d’Hippolyte de Chamisso, 1822.
- Charles Baudelaire, « Le spleen de Paris. Petits poèmes en prose », Œuvres complètes, vol.4, 1869.
Image en une : L’homme gris, 14.11.2020 – 06.06.2021, vue de l’exposition au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain. Photo: Mike Zenari. Œuvre de Iris Van Dongen.
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- Du même auteur : Helen Mirra, Yona Friedman et Cécile Le Talec, Roman Signer, Angela Bulloch, Thomas Ruff,
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