L’impossible impossibilité de l’art 

par Antoine Bonnet

Geoffroy de Lagasnerie, L’art impossible. Editions PUF. Collection : Des mots. Date de parution: 28/10/2020

 » Qui nommes-tu mauvais ? Celui qui veut toujours faire honte. Qu’y a-t-il pour toi de plus humain ? Epargner la honte à quelqu’un. Quel est le sceau de la liberté réalisée ? Ne plus avoir honte de soi-même. »

Nietzche, Le gai savoir


Quel bonheur que de lire un ouvrage qui, enfin, place la création artistique, la production de « biens symboliques », dans le monde réel et ses conséquences sociopolitiques ! Quel bonheur, à l’instar du regretté Jean-Pierre Cometti, de restituer chaque création artistique littéraire, plastique ou musicale dans une situation englobant bien plus que l’œuvre elle-même ! Le livre L’art impossible du philosophe Geoffroy de Lagasnerie a le mérite rare de situer les propositions artistiques, sous quelque forme qu’elles soient, dans un contexte, et de prolonger les réflexions du critique Hal Foster1, qui voit la création artistique se « reconnecter au réel ». Au-delà de l’œuvre, ce sont la démarche, les matériaux, la facture, l’espace de monstration, la vie de l’artiste qui créent un art « oppositionnel » face aux affres du monde, face à ses tourments.

Pourtant, la honte de l’artiste, que Lagasnerie décrit en citant Duras ou Sartre, est très évocatrice. La honte bourgeoise de créer, alors que d’autres souffrent, alors que l’insurrection vient. La honte d’avoir le luxe d’être créateur dans un réel abominable. « À quoi ça sert ? » se demande Duras. Pourtant, en réduisant la production de biens symboliques à son implication dans « le monde », l’auteur admet les fracas de ce dernier comme une fatalité. Geoffroy de Lagasnerie semble opérer une transvaluation, là aussi nietzschéenne, en arguant que l’art n’a point d’utilité hors de la révolution. Et si, dans un monde vertueux avec des pratiques de domination moindres, la création de « biens symboliques » n’était pas le but, et la révolution le moyen ? Les affects : rire, pleurer, s’indigner, ne sont-ils pas les horizons de toute action politique ? À l’inverse, la contemplation esthétique bourgeoise est-elle une fatalité ? Nous défilons dans la rue pour la justice sociale et pour que chaque travailleur cesse d’être brisé injustement et puisse se confronter aux merveilleux artistiques, pour que chacun puisse jouir, enfin, de la « culture » : art, cuisine, sport, jardinage, et que sais-je ? Bourdieu a dépeint les habitus fonctionnels des populations précaires pour mieux briser un certain déterminisme qui les y condamne.

Ainsi, l’auteur se fond dans une lutte perpétuelle, sartrienne et romantique, qui ferait écho à un certain narcissisme supposé de l’artiste. Car l’impossibilité de l’art qui est décrite révèle une impossibilité de philosophie. Il aurait été ainsi judicieux d’aborder « la honte » de philosopher, car les mécanismes sont les mêmes. Il semble de bon ton depuis plusieurs décennies de faire porter à l’art tous les maux de nos sociétés contemporaines. Le philosophe nous invite ainsi, de manière prophétique à nous « méfier des discours qui se présentent comme radicaux mais, qui, au fond, aboutissent au fait d’empêcher d’agir : toute action est vue comme corrompue. » Méfions-nous en effet…

« L’art existe lorsque l’on a fait le deuil de la révolution » affirme l’auteur. Pourtant, l’exemple de la révolution russe est particulièrement éloquent. Avant la révolution d’Octobre, une scène avant-gardiste : Maïakovski, Rodtchenko, Lissitzky, impulse l’insurrection qui est, selon Lénine, « un art ». Puis, en 1918, est créé le Narkompros, un ministère de l’Éducation, tandis que le département des Beaux-arts (IZO) de Moscou est confié à Vladimir Tatline, avec lui : Kandinsky et Malevitch. Le Narkompros crée des Svomas, ateliers libres, gratuits et ouverts à tous, sans condition de diplôme. Les Svomas seront par la suite remplacés par les Vkhoutemas (Ateliers supérieurs d’art et de technique) et l’Inkhouk (Institut de culture artistique). De plus, on ne peut dissocier la Révolution française des écrivains des Lumières. On ne peut penser la Révolution française sans Le serment du Jeu de paume de Jacques-Louis David. On ne peut dissocier les révolutions de 1830 et 1848 des auteurs romantiques Théophile Gauthier ou Victor Hugo. On ne peut dissocier la révolution proclamée par Courbet avec L’enterrement à Ornans ou L’origine du monde de la Commune de Paris. La « honte » durassienne n’est donc qu’une impatience à battre le pavé et à piétiner les boulevards. Il existe une forme d’art qui est révolution. Mieux, l’art ne se contente pas de la révolution comme une fin en soi mais pose, déjà, les jalons de l’après-révolution. La passion du chemin ne doit pas nous écarter de l’horizon.

Ainsi, tout au long du texte, Geoffroy de Lagasnerie semble opposer un art fictionnel impossible au « réel », dans sa forme la plus dure. Or ce dualisme n’existe pas, n’existe plus, puisque tout réel est une fiction complètement subjective, dont l’artiste ne produit qu’un ersatz évocateur. Jacques Rancière, dans Le spectateur émancipé2, explique que « le réel est toujours l’objet d’une fiction, c’est-à-dire d’une construction de l’espace où se nouent le visible, le dicible et le faisable. » L’art construit un espace où l’invisible, l’indicible et l’infaisable transcendent la subjectivité du réel.

Car, ne nous y trompons pas, toujours selon Rancière3, « c’est la fiction dominante, la fiction consensuelle, qui dénie son caractère de fiction en se faisant passer pour le réel lui-même et en traçant une ligne de partage simple entre le domaine de ce réel et celui des représentations et des apparences, des opinions et des utopies4. » Il n’existe donc pas « de pavé à arpenter 5» sans une fiction consensuelle dominante qui crée une fracture ou un pont entre le réel et elle. « L’art remplit une fonction conservatrice », « les œuvres sont des tombes », écrit de Lagasnerie en citant Herbert Marcuse6. Geoffroy de Lagasnerie parle du renoncement à l’action que figure le passage à l’acte de création. Il semble omettre qu’accompagnant l’action, les idées et les images structurent notre rapport au réel. Herbert Marcuse, dans La dimension esthétique, synthétise parfaitement cette idée : « L’art est une force productive qualitativement différente du travail7 ». Il mobilise en effet l’énergie libidinale autrement que le travail et peut donc « devenir un facteur de transformation de la conscience8 » même si « la subversion de l’expérience qui appartient en propre à l’art et à la rébellion contre le principe de réalité contenue dans cette subversion ne peut se traduire dans une pratique politique9 ». Action directe ou indirecte, l’art est une subversion nécessaire et un impératif à la révolution… Avant la révolution, après la révolution, la création artistique semble baliser le chemin et est un horizon actif de l’histoire.


Enfin, vers la fin de l’ouvrage, Geoffroy de Lagasnerie prône un cynisme programmatique et invite les artistes à exposer, sans âme, chez Vuitton ou au Palais de Tokyo. Le « cynisme » porté par l’auteur n’est que le cynisme du monde. Philosopher chez Bolloré, écrire chez Lagardère ou exposer chez Vuitton, c’est penser, c’est créer dans un monde malade. N‘exigeons pas des artistes une vertu que nous autres sommes incapables de revêtir. Créer dans un monde mauvais semble de plus en plus impératif.

« La seule exception que consente la société concerne l’artiste qui, à strictement parler, est le dernier “ouvrier” dans une société du travail » (Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne)


  1. Hal Foster, The Return of the Real: The Avant-Garde at the End of the Century, MIT Press, 1996
  2. Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, La Fabrique, 2008
  3. Ibid.
  4. Ibid.
  5. Ibid.
  6. Herbert Marcuse, La dimension esthétique, Seuil, 1977
  7. Ibid.
  8. Ibid.
  9. Ibid.

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