Lucille Uhlrich

par Camille Azais

HAX

BF15, Lyon

10.06.22 au 30.07.22

On entre dans l’exposition « HAX » de Lucille Ulrich comme un oiseau bascule entre deux ciels, à l’heure où le soleil n’est plus qu’un halo de clarté à l’horizon et où deux bleus s’affrontent autour de lui. À gauche, une grande peinture murale d’un bleu très pâle, sur laquelle se découpe la silhouette en terre cuite d’une lune ambigüe. À droite, un éclat de poussière sur fond bleu soutenu, bleu-tombée-du-jour, où volent les éléments disloqués d’un balai de sorcière. L’ambiance serait céleste, aérienne, portée par une dynamique chaotique et gracieuse : une ode au vol, teintée d’onirisme bachelardien[1]. Sauf qu’à la place de l’oiseau, le regard tombe sur une créature chétive et souffrante, la gueule ouverte, comme engluée dans la fange noire d’une catastrophe pétrolière : une sculpture de grès noirci dont la forme de volatile se prolonge en main humaine, et dont le cri jeté vers le ciel m’évoque la femme hurlante du Guernica de Picasso, son enfant mort entre les bras. Le ton est donné : « HAX » fait cohabiter la joie et la souffrance comme le lourd et le léger, le vide et le plein. Et la sorcière du titre[2], loin d’être une figure historique, anthropologique ou militante, est ici une amorce : un ensemble de motifs saisis et jetés en vol, et qui demandent, comme des osselets, à être lus une fois retombés au sol.

Vues de l’exposition HAX de Lucille Uhlrich, La BF15, 2022.

Sorcière : un être qui entretient un rapport privilégié à la vie même, aux plantes, aux animaux, aux corps malades, aux enfants à naître. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’en faisant des sorcières des héroïnes de la transe chamanique, des championnes de la spiritualité, nous les avons éloignées de ce qui comptait le plus, à savoir la matière. Au centre de cette première salle, Lucille Uhlrich a groupé trois silhouettes en plâtre, baptisées « cercle de sorcières », l’une élancée et portant une sorte de panier sur sa tête, l’autre long col d’oiseau, et la troisième ressemblant à un nouveau-né sans visage. Leurs formes pleines et rondes s’ouvrent soudain sur des creux, comme si leur vraie fonction était d’être des contenants pour une sorte de nid de brindilles et d’herbes sèches. Si on y mettait le feu, comment réagirait le plâtre ? semble demander Lucille Uhlrich. Comment réagira la matière aux formes et aux imaginaires auxquelles les sculptures la soumettent ? Car si, en nous penchant sur les détails des œuvres, nous croyons traverser une forêt de signes empruntés à l’imaginaire populaire de la sorcière : berceaux, balais, sortilèges, herbes, grimoires…, nous nous apercevons que Lucille Uhlrich nous tient en fin de compte au plus proche de ses questions de sculptrice.

Vues de l’exposition HAX de Lucille Uhlrich, La BF15, 2022.

Lucille Uhlrich a déjà parlé ailleurs[3] de son rapport contrarié à sa langue maternelle, l’alsacien, une langue qu’elle a refusé de parler pendant de nombreuses années. « HAX » poursuit un travail entamé ces dernières années, de recherche autour de mots anciens ou oubliés. Ses sculptures peuvent se comprendre comme des tentatives de retrouver l’usage d’une langue perdue : non pas son alsacien natal, mais une langue plus universelle ancrée dans l’enfance, sa « langue de lait ». Le lait, ici encore, fait un détour par la légende (les sorcières étaient souvent accusées de voler le lait, ou de le faire tourner) pour devenir une matière douée de sa propre volonté. Au sol, dans la seconde salle, un pot en grès contient une matière blanche (du plâtre) figée autour d’une sorte de pieu. Cette œuvre, « Le Sortilège », peut aussi se lire comme la mise en forme d’une tension explosive, celle qui existe entre le plâtre et la terre. « Si une particule de plâtre se glisse dans la terre, la sculpture éclate dans le four ». Je songe aussi à cette apparition très matérielle : quand on fouette la crème du lait, qui est si parfaitement blanche, il existe un point de rupture où la matière se sépare en deux et fait apparaître une éclatante couleur jaune dissimulée sous sa blancheur de plâtre, le beurre. Le lait révèle alors son secret, celui d’être une émulsion, c’est-à-dire une matière double où eau et graisse tiennent ensemble par le pouvoir quasi-magique de l’animal. Il me semble que les œuvres de Lucille Uhlrich procèdent de la même magie, des mêmes miracles élémentaires.

Lucille Uhlrich, Une prière, 2022, grès rouge, oxyde noir, 40 x 30 cm. Photo La BF15

Georges Didi-Huberman dans Blancs soucis[4] cite un nouvelle de Marguerite Yourcenar pour aborder la matière « lait » par le biais d’un conte populaire : « Le Lait de la mort ». Dans ce conte, une femme emmurée dans une tour nourrit son enfant à travers les pierres, par-delà la mort. Étrange image : le lait suinte des pierres. Chez Lucille Uhlrich, des formes creuses et gonflées, par exemple une fleur en terre cuite présentant un orifice, évoquent la possibilité d’un plein, d’un enfantement, mais les matières sont sèches et pierreuses, notamment à cause de la technique du grès qu’elle affectionne tout particulièrement et qui transforme la terre en pierre. Au sol, la dernière pièce de l’exposition est une forme creuse en grès marquée de traces verticales comme les signes d’une langue primitive, contenant des sarments de vigne noircis. Cette sorte de pierre sacrée à la présence silencieuse m’évoque le texte de Didi-Huberman, et l’idée que les œuvres sont toujours construites sur des histoires terribles, des mères emmurées et des paradis perdus. Les sorcières, en fin de compte, sont surtout des allégories de la souffrance humaine : elles ont aussi perdu la vie pour nous, elles on été torturées, pendues, brûlées ou emmurées vives pour avoir aidé des femmes à enfanter ou à avorter, ce qui, ne l’oublions pas, pourrait nous arriver, à nous aussi[5].


[1] G. Bachelard, L’air et les songes, 1943.

[2] « Hax » signifie « sorcière » en alsacien.

[3] Voir l’exposition « Frouwaschuo » au Centre d’art des Capucins, Embrun, et l’exposition « Uralt » à la galerie Lefebvre, Paris.

[4] G. Didi-Huberman, « Le Lait de la mort » in Blancs soucis. Paris : Ed. de Minuit, 2013. Texte disponible ici : https://www.sarkis.fr/qle-lait-de-la-mortq-par-georges-didi-huberman/

[5] A l’heure où ces lignes sont écrites, les Etats-Unis d’Amérique criminalisent l’avortement : on enverra donc de nouveau des femmes en prison pour avoir osé être maîtresses de leurs corps.

. . .

Image en une : Lucille Uhlrich, Stern Staub Himmel (étoile poussière ciel), 2022, grès, branche, farine, peinture murale, 480 cm x 350 cm. Photo La BF15


articles liés

Erwan Mahéo – la Sirène

par Patrice Joly

Helen Mirra

par Guillaume Lasserre