Les Êtres Lieux & Lutz Bacher
Les Êtres Lieux
Amie Barouh, Yukihisa Isobe, Tazuko Masuyama, Sara Ouhaddou
Maison du Japon
Curatrice : Elodie Royer
23.06 – 01.10.2022
Do You Love Me?
Lutz Bacher
Treize
25.05 – 25.06.2022
Curateur : Julien Laugier
Il peut se passer des jours, des semaines, sans être touché par une « bonne œuvre », à attendre qu’il se passe « quelque chose » entre les quatre murs d’un espace d’exposition. Et puis il y a cette semaine-là, où à la faveur de visites arrangées, du corps rompu au rythme d’une année qui s’achève et de l’été qui s’installe, l’émotion jaillit face à des œuvres qui se répondent, entre deux espaces temps.
Celui de la Maison du Japon d’abord qui présente actuellement et jusqu’au 1er octobre, l’exposition Les Êtres Lieux et rassemble quatre artistes Amie Barouh, Yukihisa Isobe, Tazuko Masuyama, Sara Ouhaddou, autour de pratiques artistiques irriguées par les lieux qu’elles et il, investissent.
Tazuko Masuyama est née en 1917 à Tokuyama au Japon, un village aujourd’hui disparu sous les eaux d’un barrage. On croise son sourire ici et là dans la sélection d’images parmi les 100 000 photos qu’elle aura prises entre ses soixante et ses quatre-vingt-dix ans, documentant sa vie, les habitants du village, leurs activités, l’environnement, son arbre à qui elle adressera une lettre d’adieu. Dès l’annonce dans les années soixante-dix du projet de barrage, elle s’est dotée d’un appareil automatique, le pikkari konica, et a investi toute sa pension dans le développement des photographies prises quotidiennement à toutes les heures du jour, en toute saison. On y lit la renonciation au territoire tout en le documentant sous ses moindres angles dans une tentative d’épuisement du lieu. Certaines photographies ont été sélectionnées pour être disposées sous vitrines, disposées à hauteur de genoux. Il faut s’y pencher humblement, solennellement pour discerner dans l’image, chaque visage, et chaque détail d’immersion dans le Japon rural des années 80 et 90. Quelques albums sont aussi présentés ouverts à certaines pages soigneusement choisies : on y voit notamment la destruction des maisons par le feu à l’approche de la date de submersion du village. Les pages d’un album tout entier ont été reproduites et forment une frise au mur qui permet d’en apprécier les montages d’images et les inserts de textes.
Et puis on pénètre dans une salle noire où deux écrans disposés en angle droit se font face. Chaque écran est un miroir sur lequel les images projetées sur l’autre se reflètent et se mêlent. Ce dispositif prestidigitionniste d’Amie Barouh donne à voir un montage réalisé à partir d’archives vidéo parmi les mille cassettes mini DV, Hi8 et VHS, produites entre 1988 et 2010 par son père aujourd’hui disparu. L’installation intitulée Contre-Chant ravive l’enfance passée entre la France et le Japon. La texture des images et le rythme saccadé, musical, du montage rend l’impression embrumée que laissent les souvenirs lointains. On ne se soucie pas ici de respecter la chronologie, et les visages et les corps des enfants grandissent et rapetissent comme Alice au fil de la projection. On est touché par ces scènes universelles et les surprises du quotidien restitué : une vache qui court dont l’image s’entremêle à celle des enfants endormis, sur et sous la table pendant le tour de chant du père. La connexion entre les œuvres d’Amie Barouh et de Tazuko Masuyama vient de cet artisanat qui consiste à manier le temps. Cela a fait étrangement écho à ce que présente en ce mois de juin, Treize – espace d’exposition situé à quelques arrondissements de là : une vidéo de 12 heures Intitulée Do you love me ?, réalisée par l’artiste américaine Lutz Bacher de janvier 1993 à janvier 1994. Il s’agit d’une série d’entretiens dans lesquels elle filme ses collègues, sa famille, ses ami.e.s. et leur demande : « De quoi ai-je peur ? Qu’est-ce que je désire ? Qu’est ce qui te déplait chez moi ? » On ne voit jamais Lutz Bacher : elle reste derrière la caméra. On dirait presque une manière d’assouvir le fantasme d’assister à ses propres funérailles pour savoir enfin ce que les gens pensent vraiment de soi. Sauf s’ils ou elles mentent… Les entretiens commencent et se ponctuent souvent par de grands rires qui viennent détourner la gêne occasionnée par les questions de l’artiste, mettre à distance un propos un peu rude ou appuyer la connivence autour d’une bonne blague : « Lutz est une légende… Mais personne ne sait vraiment qui elle est ! »
Au fur et à mesure que les entretiens se succèdent, on en sait un peu plus sur qui elle était : ses goûts vestimentaires, ses blessures narcissiques. Évidemment on en apprend tout autant sur celle ou celui qui répond, et projette dans son portrait de l’artiste ses propres peurs et désirs. Au fil des voix et des visages filmés en gros plans, se forme une constellation de liens entre les gens qu’elle croise à Los Angeles, New York ou San Francisco. On saisit l’ascendance qu’elle a pu avoir sur certaines personnes, les transferts qu’elle suscite, les conflits qui l’ont opposé à d’autres, ses amitiés, la sororité. On discerne aussi la complexité qu’il y a à être une femme artiste qui refuse d’être reléguée au rôle de femme qui fait de l’art.
Tout autour de la projection, Julien Laugier, commissaire de l’exposition a accroché aux murs, les mousses provenant de dossiers de sièges de voitures, un peu rose en leur centre et jauni au bord, qu’elle avait produit à Paris en 2017. Et au milieu de l’espace, se trouvent les poufs marron beige sur lesquels on vient s’étendre pour voir la vidéo. L’ensemble répond aux carnations des peaux qui défilent à l’écran, aux gros plans sur les bouches, nez, yeux, fronts, mains dans les cheveux et sourcils qui se lèvent, sur lesquels l’artiste vient zoomer, comme elle se rapprocherait pour mieux entendre et atténuer le hors champs du bruit du moteur de voiture, des voix au café, des musiques d’ambiance.
Ce qui fait écho entre ces installations présentées dans ces deux expositions, c’est la prise en charge par les œuvres de phénomènes existentiels d’apparition et de disparition. Elles sont dépositaires d’une histoire collective ou personnelle et nous confrontent aux processus sociaux et psychiques qui forgent la mémoire. Elles sont les appareils de perception et d’enregistrement qui font remonter à la surface, des récits et des traces qui ne suivent pas une linéarité. De l’usage qu’elles font de la durée, on retient le caractère improvisé des séquences, une forme de liberté, à la fois vitale et mélancolique.
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Image en une : Lutz Bacher, Do You Love Me? 25 mai – 25 juin 2022. photo : Yasmina Gonin ; courtesy : Galerie Buchholz.
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