Manifesta 12
Palerme, 16.06—4.11.2018
L’Aquarius vient à peine de trouver un port d’accueil inattendu dans une Espagne elle aussi soumise au flot ininterrompu de migrants en direction d’une Europe fantasmée que Manifesta 12 ouvre ses portes : la capitale de la Sicile est directement aux prises avec cette marée de rescapés qui se révèle être un des problèmes existentiels majeurs d’une Europe des 28 n’arrivant décidément pas à trouver de solution, groupée ou isolée, à cette catastrophe humanitaire qui menace de briser son unité. La dernière édition de la biennale n’échappe pas au commentaire d’un phénomène qui la submerge de tous bords et que le groupe de curateurs qui la conduit semble avoir voulu relier à un ensemble plus large de problématiques connexes. Il ressort que ces dernières semblent toutes converger pour tenter d’expliquer l’état souffreteux de notre monde, de ce jardin planétaire où nous sommes condamnés à coexister bon gré mal gré ; Manifesta explore toutes les pistes qui mènent à Palerme, cette dernière pouvant être prise comme l’exemple type d’une métropole cumulant nombre de problèmes géopolitiques extrêmement prégnants : située exactement au milieu d’une mer Méditerranée qui, depuis une trentaine d’années, est devenu le tombeau de plus de 30 000 migrants, à mi-chemin entre l’Afrique et l’Europe, Palerme est aussi la capitale d’une des régions les plus pauvres d’Europe avec une économie peinant à décoller et l’un des plus forts taux de chômage, déconsidérée par un nord riche qui a fait élire récemment un des chefs d’une des droites les plus dures à la tête de l’Italie, même si elle a réussi à se débarrasser des éléments les plus saillants de la mafia au terme de ce que l’on peut qualifier de véritable guerre : la présence de nombreuses stèles en hommage aux victimes de l’organisation criminelle qui parsèment la ville et dont un des artistes a fait le matériau d’une de ses vidéos témoigne de cette blessure à peine cicatrisée1.
Des suites d’un colonialisme dont les scories s’affirment de jour en jour plus visibles et difficiles à masquer pour des yeux aguerris (voir la vidéo de Kader Attia The Body Legacy, The Post-Colonial Body, Untitled (2018) qui donne la parole à de nombreux témoins avisés de la situation des noirs, des arabes et autres populations racisées de la banlieue française, traitant de l’invisibilité des corps soumis à la loi de la domination et du déni des institutions politiques à vouloir reconnaitre l’état « d’exception » de la banlieue, sa situation de quasi zone de parcage2) à la question féministe et aux dernières interrogations qu’elle soulève, comme dans cette vidéo de Mélanie Bonajo,
Night soil (2014), où l’artiste tente de créer un rapport renouvelé à la nature — féministe ? — qui ne serait pas la mise à jour d’un New Age mâtiné de post-Internet mais une approche plus douce, moins technophile, sur fond de remise en cause d’un tropisme prédateur envers les animaux et les plantes et donc envers la nature toute entière, à la faveur de nouvelles théories qui irriguent le débat sociétal, en passant par la mise en lumière d’une surveillance planétaire généralisée magistralement développée par Laura Poitras dont on retrouve ici toute l’acuité du travail d’investigation lorsqu’elle montre comment un état européen souverain, en l’occurrence l’Italie, se fait le complice d’une puissance néo-impérialiste par l’installation d’un gigantesque radar au beau milieu du territoire sicilien, jalon d’un dispositif de surveillance mondiale (le système MUOS3 qui fait également l’objet d’une installation de Tania Bruguera, Article 11, documentant les luttes de la population sicilienne contre l’installation de ce radar) dont on sait bien désormais, après le scandale des révélations d’Edward Snowden —avec qui la même Poitras a collaboré— qu’il ne s’agit pas uniquement d’un désir de protection des populations mais aussi d’autres enjeux nettement moins avouables, ou encore avec l’installation de Forensic Oceanography dont le travail de reconstitution minutieux met en charpie le discours et l’esthétisation du traitement médiatique officiel de l’information sur les migrants :
Manifesta propose un état des lieux des dysfonctionnements planétaires dont le point de convergence n’est peut-être que l’indépassable propension de l’homme à s’autodétruire en emportant avec lui l’ensemble du biotope ; de ce point de vue, la pièce de Cristina Lucas, Unending Lightning, 2015 qui retrace quatre-vingts années de bombardements depuis la seconde guerre mondiale jusqu’à nos jours fait la démonstration édifiante que la guerre et les dévastations qui l’accompagnent semblent bien être la condition « normale » de l’humanité. On se demande bien d’ailleurs ce qui peut venir contrecarrer l’inexorabilité de la déprédation des biens naturels et de la maltraitance envers les populations du sud par les superprédateurs de tous crins afin de permettre cette coexistence pacifiée dont se réclame Manifesta 12. Cette dernière édition de la biennale européenne ne déroge pas à l’impression que ce genre d’échafaudage conceptuel à charge, certes pertinent dans ses analyses et éminemment respectable dans ses objectifs, ne sort pas des apories régulièrement rencontrées dans des manifestations poursuivant des objectifs similaires avec des thématiques proches : l’éclatement des lieux de visionnage et la multiplication des problématiques afférentes ne permet pas vraiment de faire écho aux questions soulevées par les commissaires en diluant le propos dans une déambulation certes agréable mais un peu contre-productive, mixte de dérive situationniste arrangée et de promotion des monuments de la ville en version office du tourisme… Et ce ne sont certainement pas les animations limite populistes de Marinella Senatore qui risquent de venir clarifier le rôle d’une manifestation dont on se demande vraiment quels en sont les tenants et les aboutissants : mettre en lumière des aspects troubles des politiques des États postcoloniaux, parier sur le fait que l’esthétisation de ces problèmes est le meilleur moyen de les stigmatiser ou bien, tout simplement, participer d’une stratégie touristico-culturelle de promotion d’une métropole périphérique afin de la remettre un tant soit peu dans le concert des capitales branchées ? Ce genre de performance qui, sous couvert de participation de la population, mélangent allègrement le défilé de majorettes et la fanfare des pompiers (réunissant pour le coup aficionados de la jeunette customisée et adorateurs queer de l’uniforme…) risque effectivement de brouiller le message d’une manifestation se voulant vertueuse et souhaitant sensibiliser la population locale à la situation spécifique qui est la sienne…
Quant à la question écologique qui est l’argument principal de cette édition, il reste pour le moins traité de manière homéopathique et ne donne pas lieu à des réalisations majeures telles qu’on aurait pu être en droit de l’attendre d’une biennale qui se positionne sur la coexistence écologique avec pour figure tutélaire Gilles Clément. Où sont les Tomás Saraceno, Tue Greenfort, Agnes Denes, qui auraient pu insuffler à cette édition une dynamique esthétique forte avec des propositions capables de bousculer une métropole, d’impliquer en profondeur ses habitants et de décupler les capacités limitées de l’art contemporain en matière de sensibilisation ? Si Manifesta 12 souffre également d’une surreprésentation des œuvres à caractère documentaire, elle donne néanmoins l’occasion de découvrir des pièces qui repensent le rapport de la performance au langage, aux mots, à leur déclamation (comme celle de Nora Turato I’m happy to own my implicit biases (malo mrkva, malo batina), 2018) ou rejouent les rituels de la relation maître-esclave avec cette fois-ci la question de l’impossible dépassement de la domination et son déplacement vers un autre type d’aliénation, celui de la dépendance des populations du sud à l’égard de l’économie du tourisme (Whipping Zombie, (2017) de Yuri Ancarani).
1 Cf la video de Yuri Ancarani, Lapidi, sur les sites des attentats de la mafia devenus depuis une espèce de victim’s tour ou de mafia’s tour où les touristes viennent prendre leur selfies en face des inscriptions.
2 Pour reprendre les termes d’Olivier Marbœuf, directeur de l’espace Khiasma aux Lilas, en banlieue parisienne.
3 Mobile User Objective System ou MUOS est une constellation de 5 satellites de télécommunication militaires de la Marine de guerre américaine qui a remplacé progressivement à compter de 2012 la constellation UFO qui remplissait le même rôle. Le système comprend 4 satellites en orbite géostationnaire assurant une couverture complète de la planète (plus un satellite de rechange), des antennes de réception sur Terre situées à Hawaï, Chesapeake, en Sicile et en Australie ainsi que deux stations gérant le réseau situées en Virginie et à Hawaï. (wikipedia).
(Image en une : Cristina Lucas, Unending Lightning, 2015 – en cours. Installation vidéo, durée variable. Photo : Wolfgang Träger. Courtesy : Cristina Lucas.)
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- Du même auteur : Capucine Vever, Post-Capital : Art et économie à l'ère du digital, Chaumont-Photo-sur-Loire 2021 / 2022, Paris Gallery Weekend 2021, Un nouveau centre d'art dans le Marais. (Un tour de galeries, Paris),
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