Mercedes Dassy
i-clit, Mercedes Dassy
Performance à Do Disturb, Palais de Tokyo, Paris, 12, 13 et 14 avril 2019
Mercedes Dassy est une danseuse et chorégraphe belge. i-clit (2018) est sa seconde création après Pause (2014). Dans le cadre de Do Disturb, festival de performance annuel du Palais de Tokyo dirigé par Vittoria Matarrese, i-clit était présenté chaque jour, les 12, 13 et 14 avril 2019. Un certain nombre de créations plus proches du spectacle que de la performance à proprement parler étaient visibles dans des salles à l’écart de l’effervescence centrale du Palais de Tokyo comme le solo ANECKXANDER du chorégraphe belge Alexander Vantournhout en collaboration avec Bauke Lievens. C’est au « Saut du loup » que s’est déroulée la performance de la bruxelloise et nous sommes donc allés voir la louve…
Pour accéder à la scène, les spectateurs doivent franchir un rideau noir puis s’assoir sur des coussins en cuir noir, dans la pénombre. Tandis que ces derniers s’installent, une voix de femme peine à percer le brouhaha citadin avec un discours politique évoquant la place de la femme, les mots girl et woman apparaissant à plusieurs reprises et donnent le ton de la performance. Un grand tapis de danse noir éclairé par des néons dessine un V au dessus de la scène. Puis la jeune femme fait son entrée au son du RnB, vêtue d’un manteau blanc en fourrure, d’un body en résille couvert de chaînes de poitrine et de colliers dorés, d’un short de basketteur et d’imposantes chaussures de sport cachées par des collants couleur peau qui ancrent sa forte présence. Une fois au centre de la scène, elle danse. On reconnaît assez vite les gimmicks du RnB que la jeune femme performe avec brio sur la musique de Beyoncé, Flawless. Première approche d’une personnalité multiple qu’i-clit va décliner durant 45 minutes en nous faisant glisser avec joie du RnB à l’électro, en passant par la musique baroque et la chanson française. La pièce ne cesse de jouer sur ces divers registres en créant une tension permanente qui laisse cependant filtrer un humour de plus en plus provocateur. Dans i-clit le corps est un outil signifiant et érotisé, il s’expose, surprend par sa franchise, amuse par son indocilité et affiche une interchangeabilité des genres.
Le spectacle est construit comme une série de vignettes, la chorégraphe passant d’une figure à l’autre, alignant les transitions brutales et saccadées, se jouant des conventions de la chorégraphie contemporaine, les parodiant comme dans ce passage ou elle montre son dos, ses fesses, de manière plus humoristique que provocante, faisant bouger ses fessiers comme un haltérophile ses pectoraux. Les morceaux de musique qui rythment chaque partie font inévitablement penser à la temporalité des clips. Alors que le début du spectacle pourrait nous laisser imaginer que l’on va être plongé dans une atmosphère de RnB, très vite i-clit devient I-Quit. La danseuse abandonne sans cesse ses personnages comme d’anciennes peaux, laissant sur scène costumes, vêtements, masques ou cheveux, parfois les enfilant à nouveau et les superposant afin de composer ce kaléidoscope identitaire de personnages qu’est i-clit.
Au début de la performance, vous positionnez l’ordinateur entre vos jambes : est-ce une manière de signifier que le pouvoir du sexe féminin passe désormais par l’image, qu’il est médiatisé par toutes ces déclinaisons numériques en « je » (iPhone, iPad, iPod) ? L’accès au sexe de la femme est-il barré par tous ces écrans qui le rendent inaccessible autrement que par l’image ?
Je ne pense pas que le pouvoir du sexe féminin passe désormais par l’image, non. Au contraire je pense que c’est une forme de force bien plus profonde, bien moins capturable et capturée que des images.
Le « i » de i-clit, iPhone etc. provient en fait du mot « intelligent ».
En mettant l’ordinateur entre mes jambes, je transforme mon sexe en device, en méta-espace intérieur, hybride entre charnel et électronique, (comme le i et le clit de i-clit). Les images qui y défilent dressent peut-être un portrait de cet intérieur, donnent envie de pouvoir imprégner toutes les images, or c’est impossible, elles vont trop vite, sont trop rapides, etc. Je joue également avec le pouvoir subliminal des images. Mais par qui est dressé ce portrait ? Bonne question.
Ce spectacle n’est-il pas de ce fait l’envers d’une application : i-clit pour affirmer cependant la prééminence du fantasme ?
Je n’ai jamais vraiment pensé i-clit comme une application mais plutôt comme un cyberorgane féminin. Hybride entre féminin et technologique. Nouvelle intelligence. Nouveaux désirs. Nouveaux plaisirs. Et tous les questionnements qui vont avec cette nouveauté, à savoir ceux qui concernent le rapport des femmes d’aujourd’hui à leurs corps, leur sexe, leur sexualité, leurs fantasmes aussi, encore conditionnés ou non.
La figure de la « femme aux pleins pouvoirs » s’estompe lorsque la voix d’un homme fait irruption pour donner un cours de yoga. Dans la performance, vous semblez exécuter ses instructions mais le cadre est vite brisé. Après quelques minutes, vous quittez la scène pour aller en coulisse. Vous créez sans cesse des écarts qui font apparaître un personnage insaisissable, à cheval entre une maîtrise extrême et une dépossession subie, génératrice de rage. Est-ce une image de notre impuissance face à la toute puissance de nos outils numériques ou plus largement des cadres sociétaux dont la technologie finalement n’est que l’ultime représentation de la domination ?
Lorsque cette voix masculine intervient, en effet, je me retrouve à suivre ses consignes. Un rapport de domination semble alors s’installer. Mais dans cette scène comme dans l’écriture générale du spectacle, les équilibres sont instables. Cette voix semble à la fois me dicter des ordres, et à la fois ces ordres s’avèrent être les consignes d’un cours de yoga, qui est a priori quelque chose de sain, de bon à pratiquer. À aucun moment du spectacle je n’ai souhaité me mettre dans un réel rapport de soumission ou de toute impuissance, car il me semble plus important aujourd’hui d’inventer de nouvelles fictions que de continuer de représenter celles dont nous voulons nous débarrasser. Il ne s’agit pas de ne plus parler de ces rapports de domination, au contraire, mais je n’ai écrit aucune scène dans laquelle ces rapports ne sont pas déjà déjoués ou en cours de déjouement. Malgré les équilibres instables et les zones grises, i-clit penche toujours un peu plus du côté de la force et de la célébration de la puissance féminine.
Concernant le sentiment de fragmentation de l’identité qui émane de votre performance, en quoi est-ce un sentiment à proprement parler féminin, car vous semblez faire aussi bien référence à la culture queer qu’à l’univers sadomasochiste ? Ne souhaitez-vous pas finalement dépasser les questions de genre ou de corps normé pour tendre vers une abstraction, une plasticité du corps ?
Cette fragmentation de l’identité provient notamment du fait que mon identité féminine mais aussi ma pensée féministe se construisent sur base d’infinies possibilités, sources et ressources. Il n’y a pas « une » identité féminine, « une » définition du féminisme, « le » corps de « la » femme, mais bien une infinité. En se construisant politiquement, socialement, etc., en cherchant sa place dans le combat féministe, dans la société, ses armes pour lutter contre le système de domination, on doit beaucoup chercher, essayer, se tromper, digérer. C’est à la fois fatigant et passionnant. C’est à l’image du rapport à l’information que l’on a aujourd’hui avec internet.
On peut percevoir un désir de destruction ou de violence dans ce spectacle. Quelle place accordez-vous à la rébellion ?
Une place centrale, qui passe probablement, à certains endroits, quand c’est nécessaire, par une certaine forme de destruction et de violence. Parfois infligée à moi-même, avec ou sans plaisir, parfois à l’extérieur, comme un défoulement. La forme que prend cette rébellion est en constante métamorphose, à la recherche des bons outils, des bonnes armes, des bons positionnements et de la force que cela nécessite.
Le spectacle se termine sur la chanson de Véronique Sanson, Amoureuse, revisitée, sur laquelle vous apparaissez très provocatrice, montrant vos fesses : est-ce à dire que c’est une espèce de gros « fuck » à l’amour bourgeois occidental et kitsch, symbolisé par la variétoche française ?
Oui, tout à fait. Mais c’est aussi, encore une fois, une envie d’assumer mes propres contradictions, dans un rapport de non-binarité. Je peux ressentir beaucoup de plaisir à écouter une chanson comme celle-là, notamment car tout ce qui est exprimé dans i-clit ne m’empêche pas de pouvoir être très amoureuse de quelqu’un et d’incarner, dans une certaine mesure, cet amour « occidental kitsch ». En faisant ce que je fais dans la scène sur cette musique, je juxtapose à nouveau deux types d’informations très différentes : l’adhésion et la rébellion à cet amour.
Une phrase fragmentée, à l’image du spectacle, vient s’infiltrer par projection sur le mur de fond de scène : IF IT IS NOT YES. Que souhaitez-vous raconter au travers de cette phrase ?
Les mots composent une première partie de phrase : IF IT IS NOT YES. Je laisse le public réfléchir à la seconde partie de la phrase. Indice : le consentement.
On entend assez peu votre voix dans le spectacle puisqu’il s’agit souvent de playback et lorsque vous prenez la parole c’est encore pour reconstituer cette hétérogénéité des registres mais aussi des postures. Vous « scratchez » votre voix en parlant puis chantez d’une voix masculine et militaire, puis féminine, enfin en alternant. Impossible de vous trouver car, à l’intérieur de vous, toutes ces voix en écho se contaminent. Entendre un danseur sur scène parler ou chanter c’est de plus en plus courant dans la danse contemporaine. Pourquoi aviez-vous besoin de faire entendre votre voix à un moment donné d’i-clit ?
J’avais besoin de faire entendre ma voix sous forme de chansons (en tous genres) car l’icône de la chanteuse guide tout le spectacle, sous différents registres (RnB, electro, rap, variété…). La chanteuse chante dans ses chansons, lippe dans ses clips, s’adresse au public en concert, etc.
On peut considérer que l’on ne m’y retrouve pas, que l’on entend peu ma voix dans le spectacle. Mais je pense plutôt les choses par le positif et, au contraire, je pense qu’on entend différentes formes que ma voix peut prendre. Plusieurs tonalités, plusieurs sons, plusieurs facettes de ma voix, comme de mon corps, de ma présence, de mes mouvements.
- Partage : ,
- Du même auteur : [EMBED],
articles liés
L’Attitude de la Pictures Generation de François Aubart
par Fiona Vilmer
Erwan Mahéo – la Sirène
par Patrice Joly
Helen Mirra
par Guillaume Lasserre