Natura Lapsa
Le Confort moderne, Poitiers, 26.09—30.11.2014*
C’est un soleil électrique, fluorescent, qui se lève sur une ambiance feutrée par une moquette moelleuse sur laquelle deux lapins figés dans la céramique côtoient un absurde bosquet trentenaire de Fischli & Weiss, faisant de cette entrée en matière un joyeux paysage de pacotille qui n’est pas sans rappeler celui dans lequel s’ébattaient il y a quelques années les Teletubbies. Mais ne nous y trompons pas, si le Rising Sun de Mark Handforth darde ses rayons glaçants sur ce prélude à l’exposition de Yann Chevallier et Laurent Le Deunff, c’est pour mieux laisser le reste dans l’ombre. Et, dès ce sas franchi, c’est d’abord une salle sombre dans laquelle on s’engage, une salle qui abrite des œuvres à la signification obscure ou flirtant avec des énigmes au doux parfum de mystère, de la grande cape tendue d’Ingrid Luche aux photos de chauves-souris de Tobjorn Rodland en passant par les dessins et peintures d’Anne-Laure Sacriste qui, dans un tel contexte, se parent d’une connotation franchement ésotérique bien que certains soient, à la base, des aplats bien innocents rehaussés d’un éclat cuivré.
C’est ensuite dans un vaste espace peuplé de pièces éparses que l’on pénètre, pouvant évoquer en l’occurrence une clairière, dans la tradition de l’exposition paysagée à la Troncy. Mais ici l’exposition est visible soit de jour, soit de nuit — les soirs de concert ou lors du vernissage—alors violemment éclairée par de gros projecteurs qui offrent au visiteur la délicieuse sensation d’être un lapin de bord de nationale ébloui par des phares. Alors exit le paysage joliment agencé. Bienvenue dans une nature définie comme « le terrain de jeu du sauvage et du diable », une nature post péché originel qui fait ressortir le potentiel de monstruosité toujours déjà présent dans la nature humaine, une nature qui permet à l’homme de se savoir nu, une nature qui lui offre la conscience mais, par là même, et selon les interprétations, le punit du « péché de chair ».
La forme du totem, de la sculptura erectus est très présente via les capots empilés de David Evrard, le tronc évidé de Piero Gilardi, l’assemblage à la raideur toute militaire de Stéphanie Cherpin, les anguilles avachies d’Aline Bouvy et le simili-Excalibur de Damien Gouviez… Et tandis que ces êtres étranges se dégagent sur fond d’une fresque monumentale de Fred Calmets représentant une terrible jungle, quelques objets rampants non identifiables au premier coup d’œil s’étalent au sol. Un « tapis nature » de Piero Gilardi voisine avec le long nœud de trompes de plus de huit mètres de long de Laurent Le Deunff, tandis qu’un peu plus loin, un autre « tapis nature » semble le cœur d’une scénette de rituel désertée : près des restes de bois brûlé qu’il figure trône un petit personnage de terre cuite d’Elmar Trenkwalder, un pneu lesté de plâtre par Julien Dubuisson, un bizarre assemblage totémique de Stéphanie Cherpin et, au mur, trois dalles de pierre gravée d’Aurélien Porte hésitant entre la stèle votive et la pop song intemporelle dévoilent une poésie rupestre qui tire l’exposition vers un mysticisme sentimental immémorial que viennent rapidement contrarier les collages décadents de Marnie Weber qui leur font face. L’inquiétante caisse noire moulée de Julien Dubuisson, sans forme définie, pourrait être n’importe quoi, contenir n’importe quoi, mais loin d’une Alchemy box à la Ryan Gander, elle ne livrera aucun indice, aussi dubitable soit-il. Et ce n’est pas parce qu’à l’inverse, la cornemuse démembrée de Mathias Tujague semble tout montrer d’elle-même, qu’elle se donne comme un objet compréhensible, maîtrisable par l’esprit.
Le principe de sédimentation à l’œuvre dans l’exposition, au sens propre de la réutilisation de fragments d’anciennes œuvres pour en produire de nouvelles, comme figuré de la réunion ici d’une véritable famille d’artistes déjà exposés au long de ces dernières années sous la nef poitevine, permet aussi d’en offrir une lecture décomplexée car multiple bien que l’impression dominante soit celle du visible plaisir pris par les deux curateurs à cette mise en scène furieusement enjouée. Ils ne semblent s’être privés de rien, ni d’une fresque d’une vingtaine de mètres de long par huit de haut, ni d’une grotte de papier brun de belle taille —œuvre de Le Deunff — qui abrite notamment un écran plasma diffusant l’irrésistible film de Fischli & Weiss Le droit chemin (1983) dans lequel philosophent côte à côte le panda et le rat qu’incarnent les deux helvètes en fausse fourrure. Et ces êtres suprêmes autoproclamés aux dialogues godardiens se font la parfaite allégorie du visiteur de « Natura Lapsa », déambulant au cœur d’un paysage à la fois grandiose et pauvre, désespérément muet et pourtant riche de sens cachés.
- * Avec : Fabienne Audéoud, Aline Bouvy, Fred Calmets, Stéphanie Cherpin, Anne Colomes, Ann Craven, Tom de Pekin, Julien Dubuisson, David Evrard, Peter Fischli et David Weiss, Piero Gilardi, Damien Gouviez, Mark Handforth, Laurent Le Deunff, Ingrid Luche, Mirka Lugosi, Richard Monnier, Cécile Noguès, Aurélien Porte, Samuel Richardot, Torbjorn Rodland, Anne Laure Sacriste, Aurélie Salavert, Elmar Trenkwalder, Mathias Tujague, Marianne Vitale, Marnie Weber.
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- Du même auteur : RYBN, Bernar Venet, Mark Geffriaud, Tom Burr, Anthology: Writings 1991-2015, The Pirate Book, etc.,
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