Nina Childress

par Vanessa Morisset

Il y a quelques semaines nous nous étions rencontrées dans l’exposition Lobody Noves Me à la Fondation d’entreprise Ricard. En nous promenant dans les salles, nous avions discuté librement de l’organisation générale de l’exposition, du fait que de nombreuses toiles se dédoublent (réalisées successivement dans une version good et bad), aussi bien que de certains détails en particulier qui composent parfois comme des tableaux dans le tableau. Et puis voilà, l’exposition a fermé et il nous faut poursuivre à distance, revisiter les tableaux de mémoire, y revenir de loin en loin, pour parler de peinture et d’autres sujets.

Pour commencer cette conversation, je te propose que nous nous fixions comme protocole d’éviter l’emploi de certains mots qu’on entend mille fois par jour en ce moment — je sais qu’ils t’énervent — au profit d’une notion qui renvoie à la fois à cet agacement et à ton travail, la notion de cliché. Il me semble en effet qu’il y a dans le cliché, dans les lieux communs, quelque chose que tu refuses et, en même temps, quelque chose qui t’intéresse et dont tu as envie de t’emparer par la peinture. Est-ce que je me trompe ?

Les clichés qui m’intéressent sont avant tout ceux qui concernent la peinture elle-même et ce qui l’entoure, les cimaises, les empâtements, les touches, les couleurs… mais aussi les nus, les portraits. Ce sont des clichés qui viennent de l’histoire de la peinture. Je pars de là. Les clichés de la culture populaire viennent ensuite et répondent à la question de ce qu’on s’autorise à peindre. Il faut oser peindre n’importe quoi. J’ai grandi dans une famille où on tournait tout en dérision, l’ironie pour moi est naturelle. L’art bienveillant, qui relève d’un trop bon esprit et obéit à ce que tout le monde veut, ne m’intéresse pas du tout. L’art doit être méchant.

Nina Childress, Autoportrait au slip 1, 2012. Huile sur toile, 61 x 46 cm. Courtesy de l’artiste et Galerie Bernard Jordan (Paris / Zurich) Photo : Philippe Chancel / ©ADAGP, Paris, 2020

Cette idée nous ramène au fait que tu peins souvent tes toiles dans deux versions, tu en réalises une première, sage, fidèle à son modèle, que tu transformes ensuite en son double méchant. La peinture Dr Jekyll devient Mr Hyde. Est-ce une manière de retourner ces bons sentiments de manière ironique ? 

Il y a quelque chose d’idiot avec lequel je joue en utilisant des catégories si simples que l’alternative du bien et du mal. Cette opposition binaire est tellement simple qu’elle ne veut rien dire, elle est aussi un cliché.  En ce moment je prépare un catalogue raisonné de mon travail et je me suis rendue compte que cela fait très longtemps que j’utilise ces catégories. J’ai retrouvé des tableaux que j’avais oubliés qui s’appelaient déjà « good machin »et « bad machin » dans les années 1980. Par exemple, vers 1989, j’avais réalisé un polyptique qui s’intitulait Le Bien et le Mal. Il y avait quatre petits tableaux « bien » avec, dessous, les équivalents « mal », et parmi eux un joli bouquet de fleurs qui devenait un bouquet de fleurs fanées. Eh bien, le bouquet fané est mieux peint et beaucoup plus intéressant que l’autre qui n’est pas terrible ! Le « bad » est le meilleur que le « good », comme bien souvent. D’ailleurs, pour l’exposition Lobody Noves Me, Éric Troncy a choisi les « bad » plutôt que les « good ». Il faut dire que les « bad » sont peints après, je peins les « good » avant car, pour arriver à la méchanceté, il faut passer par une analyse. Le bien et le mal n’ont rien à voir avec le sujet. La preuve, en ce moment je suis en train de peindre des « good »… on verra par la suite si elles deviennent des « bad ».

Nina Childress, Sex mit Schwan 1, 2009. Huile sur toile, 49,5 x 60, 5 cm. Collection Martine de la Codre (Lisbonne) Photo : Philippe Chancel / ©ADAGP, Paris, 2020

Lorsque nous étions dans ton exposition, nous nous sommes attardées sur des détails et sur le bonheur que tu avais de peindre certains morceaux, tel que le bouton du chemisier dans le grand portrait de France Gall. Ces détails ne seraient-il pas au fond des raisons suffisantes pour commencer un tableau ?

Ce ne sont pas les détails que je vais considérer au départ quand je me mets à peindre. Le bouton de France Gall, je ne l’avais pas vu tout de suite car il y avait énormément à faire, toutes les fleurs du tissu de sa chemise, le fond, les cheveux, la bouche. Mais quand je l’ai vu, oui, je l’ai trouvé magnifique et important : il est petit, se confond avec la chemise mais il explique le tableau. Sinon, je peux m’intéresser à un motif en particulier pour une raison technique précise. Par exemple, pour travailler avec de la peinture phosphorescente rouge. J’ai beaucoup peint avec du vert phosphorescent mais je voudrais essayer aussi le rouge. Et il se trouve que j’ai une photo où l’on voit de très jeunes filles avec des joues d’un rouge très vif parce qu’elles sont émues, elles assistent à un concert d’Elton John, dans les années 1970, ce sont des fans. Elles sont toutes de trois-quarts profil regardant dans le même sens, l’image est très belle. Je voudrais arriver à peindre le rouge de leurs joues en feu dans une sorte de défi, il faudrait que je teste des peintures, de nouveaux solvants, je ne sais pas encore comment je vais faire. Mais dans ce cas, les joues rouges ne sont pas un détail, c’est le sujet.

Nina Childress, BE(07) (fourrure), 2016. Huile sur toile, 100 x 81 cm. Courtesy de l’artiste et Galerie Bernard Jordan (Paris / Zurich) Photo : Aurélien Mole / ©ADAGP, Paris, 2020

Pour moi, la question importante, c’est plus directement : que peindre ? On peut se lancer intuitivement dans un sujet qui nous porte et on le peint en allant jusqu’au bout, mais après, une fois qu’on l’a épuisé, on en revient forcément à la question : que peindre ?

À la fin des années 1980, j’étais tombée sur un livre de Bernard Rancillac dont l’un des chapitres s’intitulait justement « que peindre ? ». À l’époque, cela me faisait un peu rigoler, parce que la réponse de Rancillac dans ce livre était une série de peintures sur le jazz. Que peindre ? Des jazzmen ! Cela paraissait tellement sérieux et vieillot ! La question du « que peindre », il faut plutôt la prendre avec humour. C’est la question la plus importante mais, en même temps, il faut lui tordre le cou.

Nina Childress, Étude Sylvie, tapisserie, 2020. Huile sur papier, 150 x 200 cm. Courtesy de l’artiste et Galerie Bernard Jordan (Paris / Zurich)

À ton avis, cette question appelle forcément une réponse figurative, ou cela concerne aussi de la peinture abstraite ? Pas forcément, les peintres abstraits s’interrogent aussi sur «que peindre ?»: une rayure, un aplat de couleur ? Moi-même j’ai peint quelques tableaux abstraits, surtout à mes débuts. Je les redécouvre en constatant qu’ils étaient finalement assez réussis, plus que les figuratifs à l’époque ! Le rapport abstraction-figuration m’intéresse, l’art abstrait m’intéresse et il y a des œuvres abstraites que j’admire beaucoup. Cela va des constructions minimales ou des œuvres qui travaillent la matière jusqu’à l’Op art. Dans les années 1980, j’ai beaucoup singé l’Op art, il y a eu toute une période où je peignais des Vasarely «vite faits». Plus tard, j’ai peint aussi un monochrome jaune fluo sur un châssis triangulaire qu’on m’avait donné. J’aimerais bien pratiquer plus souvent l’abstraction mais je crois qu’il faut encore plus d’idées pour cela que pour la figuration. En tout cas, il faut aborder la peinture figurative comme si c’était de la peinture abstraite, pour moi il n’y a pas de frontière. La différence est qu’avec l’abstraction il y a moins de soutien car il n’y a plus celui de l’image, on est en roue libre. Il est vrai que cela peut conduire parfois à des œuvres un peu molles et ennuyeuses. Mais la figuration peut au contraire être trop bavarde.

Nina Childress, Bad Lesson,2015. Huile sur toile, 130 x 162 cm. Courtesy de l’artiste et Galerie Bernard Jordan (Paris / Zurich) ©ADAGP, Paris, 2020

En ce moment, peins-tu des tableaux différents, y a-t-il des images qui t’inspirent plus particulièrement ?

C’est frappant de voir tous ces gens masqués dans la rue, cela rappelle d’autres situations, les niqabs notamment. Mes étudiants, qui sont très rapides à réagir à l’actualité, m’envoient des photos de dessins, de peinture qui s’en inspirent. Mais moi, je n’en ai pas envie, je rêvasse autour ces apparitions qui me rappellent des visages avec seulement des yeux, comme j’en ai déjà peint auparavant.

Alors, je continue ce que j’étais en train de faire. En travaillant au catalogue raisonné dont je t’ai parlé, je redécouvre plutôt des tableaux anciens que j’avais oubliés et, pour l’instant, je ne commence rien de nouveau. Je termine une série de tableaux phosphorescents pour une exposition ce qui, techniquement, m’oblige à travailler à partir de photos en noir et blanc. J’en ai repris une que j’avais déjà utilisée pour un livre de coloriage1, une photo de Sylvie Vartan dans une émission de Jacques Chancel. Elle est debout, de dos, devant une tapisserie en macramé très sculpturale, épaisse, avec des bosses, d’un style très années 1970, elle porte une robe à fleurs mais, surtout, ce qui m’intéresse ce sont ses cheveux. Dans le tableau, ils vont être très lumineux. Je pense l’appeler Sylvie Tapisserie. Mais voilà, c’est une photo que j’avais déjà dans mon stock et que j’ai ressortie pour la retravailler un peu différemment. Je continue donc d’aller à l’atelier, comme avant. En réalité, dans cette période, nous, les artistes, si nous pouvons peindre, nous ne souffrons pas tellement du fait d’être enfermés. Ces conditions sont assez proches de celles de notre quotidien, en tout cas de celui des peintres. Cela révèle combien notre pratique est solitaire. Et même si les tableaux ne sont que des objets, rien de très important en somme, ce qui se passe en ce moment dans le monde est tellement complexe, difficile à comprendre, qu’ils continuent d’être de bons compagnons.

Nina Childress, Fake Bacon and twins, 2017. Huile sur toile, 130 x 97 cm. Courtesy de l’artiste et Galerie Bernard Jordan (Paris / Zurich) Photo : Aurélien Mole / ©ADAGP, Paris, 2020

1 Collection de livres d’artistes color me publiée par la galerie Sémiose.

Image en une : Vue de l’exposition Nina Childress, Lobody Noves Me, Fondation d’entreprise Ricard, Paris. Photo : Aurélien Mole.



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