Norbert Bisky
Berlin Sunday, Confort Moderne, Poitiers, 24.06-23.08.2020
Berlin, 1989. C’est la fin du communisme soviétique et le collapse de sa carapace idéologique. Une nouvelle époque commence, faite d’espoirs et de confiance dans l’existence du progrès et d’une « histoire universelle de l’humanité, cohérente et directionnelle[1]. » C’est la thèse soutenue par Francis Fukuyama dans son The End of History and the Last Man (1992), un manuel de la démocratie libérale de l’époque, vite ébranlé par une multiplication d’événements — culminant avec l’attentat du 11.09— qui remettront en cause la convergence du monde vers un modèle politique et économique stable. La confiance dans le futur générée par la chute du mur de Berlin prospère de pair avec la généralisation, au niveau mondial, du modèle néolibéral et de ses attributs : hédonisme de masse, hégémonie de la politique-spectacle et de la finance, fin des idéologies… Le monde d’après 1989 est celui de la « génération chimique » décrite par Irvine Welsh dans Trainspotting, de la suprématie de l’image et des muscles toniques, des clubs et des rituels de divertissement collectifs.
C’est précisément de ce monde — où toute idée de progrès en dehors du capitalisme, du règne des médias et de la communication paraît inopérante — qu’il est question dans les peintures de Norbert Bisky à qui le Confort Moderne consacre sa première monographie institutionnelle en France. L’exposition Berlin Sunday réunit un ensemble inédit de près de cinquante tableaux de ce peintre allemand né à Leipzig dans l’ex République Démocratique Allemande en 1970. Devenu artiste après la chute du mur lorsque Berlin se transforme en ville de tous les possibles, Norbert Bisky peint un monde strictement masculin qui s’autocélèbre dans l’effervescence insouciante, l’ambiance humide et étouffante des night clubs et des darkrooms. Les personnages qui peuplent son dimanche berlinois sont des hommes blonds et musclés, la bouche demi ouverte et les oreilles rougissantes de plaisir, dont les corps s’entrelacent de manière ambiguë, en une étreinte violente et sensuelle à la fois. Leur beauté est impersonnelle et générique, leur image plate et anonymisée comme sur une affiche publicitaire. On pourrait y voir la version masculine des girls peintes par Roy Lichtenstein : des femmes blondes, belles et anonymes, les ongles vernis et les lèvres translucides de gloss, dont la vie tourne autour d’un homme censé les sauver de leur quotidien ordinaire.
La peinture hyperréaliste de Bisky peut aussi faire penser au traitement des images publicitaires de Richard Hamilton et à l’homme bodybuildé qu’on retrouve dans son œuvre emlématique Just what is it that makes today’s homes so different, so appealing? Toutefois, chez Bisky, l’apport critique du Pop Art envers les clichés du monde des mass media et de la consommation à outrance apparaît estompé, sa peinture étant le miroir d’un monde où la communication et l’apparence ont pris le pas sur toute prise de distance critique.
Une autre référence souvent mise en avant lorsqu’on parle de son travail est le Réalisme Socialiste. En effet, l’héritage de ce courant artistique, principal outil de propagande du régime communiste avec son culte du corps sportif et vigoureux, est bien identifiable chez Bisky. Néanmoins dans la peinture de ce dernier, la culture physique et les corps athlétiques sont moins au service d’un développement révolutionnaire que de la représentation d’un repli hédoniste générationnel. En arrière-plan, des pendaisons, des hommes qui se noient et des bateaux qui coulent, un Berlin éclaté qu’on reconnaît grâce à quelques détails iconiques comme les bâtiments de Potsdamer Platz, les motifs de son métro ou du papier peint dans le style RDA. Flottant dans des atmosphères de fin du monde, les personnages de Bisky poursuivent leur quête effrénée de fête, de sexe et de plaisir, affichant une discrète insouciance envers ce qui se passe derrière leur dos. Si dans les tableaux présentés dans la salle principale, l’actualité est bien présente, bien qu’en toile de fond, dans la deuxième salle, elle laisse la place à l’affirmation d’un hédonisme assumé. Cet espace de dimensions plus réduites évoque l’ambiance d’une darkroom du Berghain réservée uniquement aux garçons : l’artiste y a installé un assortiment d’objets destinés au plaisir individuel. Ce qui ressort de cette salle, comme plus généralement de la génération dépeinte par Bisky, est que la promesse de liberté générée par la chute du mur de Berlin a bien été maintenue mais au prix de sa tranformation en une expérience individuelle et solitaire. Ses personnages se noient, au sens littéral du terme, dans une « modernité liquide » où « la seule certitude est l’incertitude[2] ».
[1] Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man, The Free Press, New York, 1992, p. 12.
[2] Zygmunt Bauman, La vie liquide, Fayard, 2013.
Image en une : Norbert Bisky, Berlin Sunday, 2020, huile sur toile, 200 x 150 mm, Courtesy de l’artiste et de la Galerie Templon, Paris / Bruxelles. Photo : Pierre Antoine.
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- Du même auteur : Océane Bruel, Darja Bajagić, Louise Siffert, Yoann Thommerel, F&M Quistrebert,
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