PARKING
Entre rave et dionysies post-apocalyptiques.
Une performance de RIFT.
Mardi 13 juillet au théâtre des Salins à Martigues, le collectif RIFT présentera sa performance Parking. Une œuvre imaginée par Liam Warren en 2020, juste après le premier confinement. La première de la performance avait eu lieu l’an dernier à Marseille.
Le 3 juillet 2020, c’est dans les collines de Luminy, au sud de Marseille et tout près des calanques que s’est activée la dernière création de RIFT. Initiée par Liam Warren – Canadien formé à l’École nationale de ballet du Canada, à l’École d’Alvin Ailey à New York et à l’Université Codarts aux Pays-Bas, ancien danseur du Ballet Preljocaj –, la plateforme de création propose une recherche axée sur le corps, sa perception, sa mise en scène et en mouvement, et produit différentes œuvres, entre performance, installation et vidéo. Parking apparaît comme une œuvre post-confinement par excellence : dans les thématiques qu’elle propose, la scénographie qu’elle développe, les corps qui se croisent enfin et les mouvements saccadés qu’elle déploie.
Dès le départ, le dispositif place le public en situation d’acteur : les participants sont conviés à se rejoindre à un point de géolocalisation envoyé plus tôt dans la journée sur les réseaux sociaux. À la manière des rendez-vous secrets d’une free-party, on se réunit tous et toutes sur un bord de route, attendant les instructions : on se rencontre, on discute, on revoit des visages connus, on se retrouve après des mois sans avoir vécu ces moments de socialisation. L’espace brut ajoute à cela une certaine beauté, une simplicité du lieu naturel après l’enfermement quotidien de la ville. Puis un des organisateurs arrive, nous donne les consignes : il faut allumer la radio et rejoindre une certaine station où sont retransmises les infos, puis suivre le premier véhicule. Se profile alors une file de voitures en route vers la performance, précisément sur un parking, tel un convoi de teuffeurs, roulant sans précision vers un lieu inconnu. La performance, finalement, c’est nous, le public, qui l’enclenchons – dans notre déambulation qui ne fait que commencer mais aussi dans l’état d’esprit, un peu excité, beaucoup intrigué, qui s’installe. Arrivés sur place, un groupe de performeurs est là, attend, la radio résonne et l’on entend un son lourd et lancinant interprété en live par l’artiste Jenny Abouav. Nous sommes toujours dans nos voitures, nous y resterons toute la soirée. Une danse commence, les corps se toisent, se rencontrent, vibrent. La nuit se met à tomber, nos phares s’allument : nous sommes plus qu’une partie de la performance, nous y sommes nécessaires – élément essentiel à la scénographie, qui repose sur une mise à nu presque sauvage des composants essentiels à une œuvre. Puis l’on redémarre, on se déplace sur le parking, le convoi repartira et s’arrêtera environ quatre fois pour assister aux différents actes de la pièce, jusqu’à un final vibrant, d’une beauté inquiétante quoique jouissive, où un nouveau performeur dansera, seul, nu, synthétisant par ses mouvements de voltige, grâce à une accroche placée contre un arbre, l’idée de la possibilité de vivre après l’apocalypse, de vivre malgré l’apocalypse – obsession présente dans toute la création.
Une reconfiguration du rapport à l’autre, à l’expérience et à la transmission de celle-ci se fait jour : l’espace clos de la voiture désoriente, le regard est contraint, l’on vit l’expérience avec les autres passagers dans un sentiment d’urgence – l’angoisse de ne pas se déplacer au bon moment, de perdre le contact radio. Cet état se voit redoubler par le recours même à la radio, qui fait écho à l’idée d’une civilisation détruite ou presque, où les canaux hertziens seraient les derniers espaces de diffusion. La notion d’intime est aussi revisitée : si nous sommes littéralement séparés des performeurs, nous sommes d’autant plus proches les uns des autres, confinés à nouveau mais solidaires. La voiture, son pare-brise et sa carrosserie, nous coupent et nous éloignent de la performance mais cette appropriation du lieu nous rend plus que jamais présents et ancrés dans l’espace vivant et le réel que construit cette expérience. Des semaines durant, les seules véritables fenêtres vers l’extérieur – pour les plus privilégiés d’entre nous – n’étaient que les multiples écrans et Internet, ses lapins, ses terriers interminables et ses trous noirs. Pas de pilule bleue ou rouge ici, même si l’on rit avec les voisins, « tu veux un taz ? », le dispositif des voitures, le cadre naturel, les mouvements des performeurs et la musique invitant toujours à faire des rapprochements avec les raves, ces lieux de liberté aux plaisirs sensoriels et, parfois, artificiels.
On ressent dans l’œuvre des restes symboliques de ce qu’a pu être notre quotidien du printemps 2020. La période de confinement, inédite pour notre contemporanéité, renvoie à d’autres réalités quotidiennes – notamment celle de l’univers carcéral, qui se voit néanmoins nuancée. Isolation, relativisation de la temporalité, immobilisation disciplinent les corps, mettent à mal toute fluidité et liberté. Les gestes des performeurs ressemblent à des embrassades mais aussi à des chocs, à des combats, à des manèges hypnotiques, dont les tourbillons témoignent d’une certaine affiliation aux rites païens, véritables ancêtres de la performance, des religions de la Grèce Antique aux cérémonies occultes. Les mouvements épuisent ainsi l’enfermement qui a été le nôtre pendant des semaines et illustrent finalement une mise à l’échec de toute tentative de domestiquer les corps. En ce sens, Parking insuffle un élan révolutionnaire et les différentes émotions et pensées qui vibrent tout au long de la performance, organisent une constellation aux effets cathartiques. Corps perdus et corps en tension, folie joyeuse et épuisement, mort et renaissance traduisent une libération qui se veut aussi une revendication de liberté. Il s’agit de faire face à la désolation, de danser jusqu’à la transe sur les ruines d’un monde bouleversé, afin de se réapproprier nos corps et de repenser nos habitudes.
Parking est l’un de ces moments, au-delà de la performance, qui se vivent mieux qu’ils ne s’écrivent et dont la puissance d’immersion, dans ses moments de sauvagerie et de beauté radicale, invite à ressentir l’interzone. Nous n’étions pas à la lisière de la forêt mais sur une terre délitée, surmontant l’événement grâce à nos rencontres, tels des collapsonautes essayant de naviguer par temps d’effondrements, pour paraphraser le titre de l’ouvrage tout récent d’Yves Citton et Jacopo Rasmi1. La mise en place d’une communauté affective précaire, entre ce qui semble être des marginaux, peut-être même des survivants, érige en précepte de vie la paradoxale logique du « vivre-seul/ensemble » : le fait de se côtoyer sans se parler, de se regrouper malgré la distanciation, de composer une solidarité malgré l’éloignement. Poussant la recherche des effets bénéfiques du confinement et de l’événement qu’a engendré le COVID-19 à son paroxysme, Slavoj Žižek considère que c’est d’ailleurs à travers cette séparation et la remise en cause de nos habitudes de consommation que pourra s’ériger un modèle de société alternatif, un communisme de fortune, basé sur une solidarité et une coopération entre les peuples2. La fiction qu’élabore RIFT, mêlant solitude et solidarité, serait alors ce miroir de l’après. Pourtant, lorsque la performance se termine, on se gare à nouveau, on discute difficilement, on repart, on disparaît sur la route noire. Impression de redescente.
- Yves Citton et Jacopo Rasmi, Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrements, Paris, Seuil, 2020.
- Slavoj Žižek, Dans la tempête virale, trad. par Frédéric Joly, Arles, Actes sud, 2020.
Toutes les images : Collectif RIFT, Parking, performance, 1h, credit : Yann Djeddou
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- Du même auteur : Floryan Varennes, Mégane Brauer, Diane Guyot de Saint-Michel, Littératures hors du livre et poésie derrière l’écran, Genesis Breyer P-Orridge,
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