Post-Capital : Art et économie à l’ère du digital
Avec des œuvres de : Ei Arakawa, Mohamed Bourouissa, Cao Fei, Simon Denny, Lara Favaretto, GCC, Guan Xiao, Shadi Habib Allah, Roger Hiorns, Oliver Laric, Liz Magic Laser, Katja Novitskova, Laura Owens, Yuri Pattison, Sondra Perry, Josephine Pryde, Nick Relph, Cameron Rowland, Hito Steyerl, Martine Syms, Nora Turato
Mudam Luxembourg
2.10.2021 – 16.01.2022.
Il y a une espèce d’ironie à vouloir organiser une exposition comme celle que présente actuellement le Mudam, au Luxembourg1. Pays avec le PIB par habitant le plus élevé du monde, paradis pour les banques – pour ne pas dire « paradis fiscal » –, il participe grandement – de manière indirecte certes – de ce que cette exposition dénonce de manière véhémente : une dérive inquiétante du capitalisme de dernière génération1 et de ses conséquences sur nos vies, nos emplois, nos cerveaux, notre imaginaire. Mais après tout, il y a aussi la ville de Verbier, en Suisse – station la plus chic d’un pays pour le moins aisé et dont la fortune repose sur la prospérité de multinationales comme Nestlé, qui vit sans plus se soucier que ça de l’exploitation des ressources en eau de la planète –, qui organise un colloque intitulé « Resource Hungry2 ». On peut encore s’effarer avec Léo Guy-Denarcy « du gouffre qui sépare la couleur des gardiens de salle de celle des visiteurs3 », faisant référence aux deux expositions actuelles du Palais de Tokyo3. L’art contemporain n’en est pas à une contradiction près : les artistes produisent des œuvres militantes, ouvertement engagées, anticapitalistes, etc., qui finissent régulièrement dans les collections de milliardaires dont on peut également penser qu’ils sont associés à cette dérive. Est-ce une fatalité, ou une impossibilité systémique d’agir autrement ? Sachant que le système des Beaux-Arts et des musées fonctionne de plus en plus avec du mécénat d’entreprise, et que, par exemple, une grande exposition comme celle de Hito Steyerl au Canada est sponsorisée par un industriel de l’armement4, peut-on perpétuellement éviter ce débat ? Une part de la désaffection de l’art contemporain et de la méfiance qu’il entretient auprès du « grand public » provient de ces contradictions qui ne sont pas toujours faciles à saisir et à justifier. Dans un entretien récemment publié sur la plateforme en ligne AOC à l’occasion de la parution en français de son essai Duty Free Art5, la même Hito Steyerl pointe le risque qu’il y a pour l’art contemporain à être « abandonné aux forces du marché, étroitement associées aux économies duty free, aux zones franches, mais aussi aux régimes autoritaires, à la féodalité. Si on laisse ces forces le pousser, l’art contemporain verra tous ses autres effets potentiels minimisés, au point qu’ils disparaîtront. » Quelques subsidiaires que puissent être ces réflexions par rapport au sujet principal de l’exposition, elles ne s’en rattachent pas moins à l’idée que la monétisation de l’information est partout présente, y compris dans le domaine de l’art contemporain. Comme le dit la sociologue des nouveaux médias McKenzie Wark : « il n’existe rien qui ne saurait être étiqueté et capturé au moyen des informations qui existent à son sujet et qui ne puisse être considéré comme une variable dans les simulations qui sous-tendent l’extraction et le traitement des ressources6. »
Un des postulats de l’exposition « Post Capital » est que l’essentiel du développement de l’économie mondiale de ces deux dernières décennies repose sur l’essor fulgurant de l’économie numérique et notamment sur l’exploitation des données personnelles par les multinationales du numérique. La même McKenzie Wark constate que la majorité des grandes entreprises régnant sur la bourse aux États-Unis sont actives dans le secteur de l’information – et pas seulement celles qui agissent dans le domaine des technologies et de la communication. L’industrie de l’automobile et celle de la pharmacie sont aussi étonnamment dynamiques dans ce domaine7. Ce nouveau paradigme bouleverse les fondements du capitalisme jusqu’à envisager la question de son dépassement… et de son remplacement par quelque chose de pire encore !
« L’exposition « Post Capital » n’est pas une plaidoirie pour ou contre le changement technologique, elle n’aspire pas non plus à définir la situation économique actuelle comme post capitale8 », énonce Michelle Cotton, la curatrice de l’exposition. Il est vrai qu’il est toujours difficile d’ériger une exposition en manifeste et de la positionner de manière ouvertement critique. Pour autant, celle présentée par le Mudam regroupe des artistes parmi les plus engagés du moment sur le sujet, des activistes de premier ordre comme Hito Steyerl – dont les œuvres et les écrits décrivent de manière extrêmement précise les exactions et les passe-droits de l’économie numérique mais aussi les « dérives néolibérales du marché, des institutions et du milieu de l’art contemporain, étroitement liées à la privatisation, au mécénat, à l’inaccessibilité croissante de l’art, mais aussi à ses liens complexes et profonds avec l’industrie de l’armement, les guerres et dictatures à l’échelle planétaire9 ». L’artiste réalise ici – grâce à l’argent de la vente d’une de ses pièces, dont elle a découvert qu’elle était stockée dans le port franc de Genève – une œuvre composée de bacs dont la forme reprend celle des ports francs de Genève et de Singapour. Les plantes qui poussent à l’intérieur de ces bacs ont été choisies en collaboration avec des membres des jardins communautaires, permettant ainsi le détournement poétique et désintéressé des entreprises de contournement du paiement des taxes publiques que représentent ces fameux free ports.
Dans la même veine dénonciatrice, l’œuvre de Simon Denny (Amazon Worker Cage Patent Drawing As Virtual Aquatic Warbler Cage, 2021) est particulièrement représentative de ce vers quoi pourrait conduire ce nouvel esprit du capitalisme s’il n’était pas entravé par une quelconque résistance. Elle consiste en la reproduction – à partir de plans hackés – de ce que l’on ne peut nommer autrement qu’une « cage », destinée à enfermer littéralement les employés d’Amazon – officiellement, pour sécuriser leur poste de travail – mais que l’on ne peut considérer autrement que comme le stade ultime de l’aliénation d’un employé par son patron. La compagnie, pressentant l’énormité du scandale qu’une telle mise en œuvre allait soulever a finalement renoncé à installer ces prisons individualisées dans ses ateliers. L’exposition regorge d’œuvres du même acabit qui envisagent, pour l’ensemble des activités humaines, ce que pourrait représenter la réalisation de ces rêves d’un capitalisme 4.0. Pour la plupart des scénarios décrits ici, il ne s’agit de dystopies, mais bien du monde dans lequel nous vivons. Ainsi de l’œuvre de Yuri Patterson (The Ideal, 2015 – ongoing), qui montre en même temps les conditions de travail des mineurs de bitcoins et l’impact de la production de ces derniers sur les zones naturelles du Tibet – pointant, au passage, les contradictions que génère la production d’une monnaie virtuelle qui nécessite des quantités pharaoniques d’électricité. L’implantation de ces usines au Tibet met en exergue la dimension néo colonialiste de la Chine envers une partie de sa propre population, celle qui ne souhaite pas s’intégrer au discours officiel du Parti Communiste.
La plus spectaculaire de toutes les œuvres réunies au Mudam est certainement le Mig 21 de Roger Hiorns (The Retrospective View of the Pathway, 2017 – ongoing), qui trône au milieu du patio du musée. Réflexion sur la prolifération de l’avion de chasse, emblème de la puissance étatique et des rêves de grandeur des dirigeants, l’engin excavé par l’artiste fait partie d’une série d’enfouissements de ces appareils de la Grande Bretagne à la République Tchèque – d’où il a été exhumé. Il symbolise l’invisibilisation des systèmes d’échanges d’information qui structurent notre société. La vidéo de Mohamed Bourouissa quant à elle ne laisse pas d’intriguer. Filmée à l’intérieur de l’usine de la monnaie de Pessac et entrecoupée de prises de vues sur le site historique de la Monnaie de Paris, cette œuvre très « polyphonique » met en exergue les désirs d’élévation sociale d’un ex dealer qui ne dissimule pas son passé tumultueux : les paroles et le rythme de la musique de Booba répondent au son de la production des pièces de monnaie sur lesquelles est gravée l’effigie du rappeur. L’œuvre de Bourouissa tranche nettement avec le reste de l’exposition – plutôt critique envers le capital et ses effets délétères sur la société – pour mettre en avant une soif inextinguible d’argent, synonyme d’une volonté de pouvoir où se rejoignent toutes les catégories de la population – des chefs d’état aux chefs d’entreprise, en passant par le jeune banlieusard, pour qui sa possession signifie la possibilité de s’extraire de sa condition.
1 Michelle Cotton sur la succession des différentes appellation du capitalisme, Tout ce qui est solide se dissout dan l’air, catalogue de l’exposition Post Capital, p25 et suivantes.
2 le Verbier Art Summit réunit tous les ans dans la station de Verbier nombre d’artistes, chercheurs, curateurs, directeurs de structures autour de la question de la raréfaction des ressources (https://fr.verbierartsummit.org/2021)
3 Léo Guy-Denarcy, Vieil océan – à propos de Six continents ou plus au Palais de Tokyo, plateforme AOC, 9 décembre
4 Entretien avec Gaya Hernando Lopez et Benjamin Tainturier, AOC, 15 décembre 2021
5 De l’art en duty free, Les presses du réel.
6 McKenzie Wark, (Capital Is Dead: Is This Something Worse? (Le capital est mort, faut-il s’en inquiéter ?) catalogue de l’exposition « Post-Capital », p41 et suivantes.
7 Idem.
8 Michelle Cotton, op. cit.
9 Entretien avec Gaya Hernando Lopez et Benjamin Tainturier, AOC, 15 décembre 2021
. . .
Image en une : Vue de l’exposition Post-Capital: Art et économie à l’ère du digital, 02.10.2021 — 16.01.2022, Mudam Luxembourg © Photo : Rémi Villaggi | Mudam Luxembourg
- Partage : ,
- Du même auteur : Capucine Vever, Chaumont-Photo-sur-Loire 2021 / 2022, Paris Gallery Weekend 2021, Un nouveau centre d'art dans le Marais. (Un tour de galeries, Paris), Conspiracy of Asses,
articles liés
L’Attitude de la Pictures Generation de François Aubart
par Fiona Vilmer
Erwan Mahéo – la Sirène
par Patrice Joly
Helen Mirra
par Guillaume Lasserre