Sophie Lévy
Trois années se sont écoulées depuis l’entretien que Sophie Lévy avait accordé à la revue 02 à l’occasion de sa nomination à la tête du Musée d’Arts de Nantes en 2017. La nouvelle directrice donnait alors son sentiment sur le nouvel ensemble architectural qu’elle inaugurait, analysait la place de l’institution muséale dans la ville et évoquait les projets qu’elle souhaitait mettre en œuvre1. Dans cette période de crise sanitaire du COVID-19, alors même que le musée est encore fermé et que, par voie de conséquence, les expositions temporaires sont annulées, il nous a semblé opportun de revenir vers elle pour comprendre comment l’institution réagit à un tel bouleversement. Ce sera donc l’occasion de mettre en lumière les problèmes rencontrés dans cette situation exceptionnelle mais aussi d’apprécier les enjeux de la sortie de crise qui permettra la réouverture de l’institution après plusieurs mois d’arrêt.
Il y aurait quelque ironie à reprendre le début de la question que nous vous avions posée en 2017 : « Réouvrir un musée, … », mais avant de parler de la réouverture du Musée d’Arts de Nantes, nous souhaitons savoir comment vous avez géré le confinement et connaître les conséquences qu’il a entraînées pour les personnels et les projets d’expositions ?
Le confinement n’est pas terminé pour nous encore. Le musée rouvrira, si tout va bien, fin juin-début juillet.
Concernant les personnels, une grosse moitié de l’équipe a pu continuer à travailler de chez elle. Ce qui m’a frappée, c’est l’adaptabilité dont ils ont fait preuve. Le télétravail était sans doute déjà une réalité mentale et on ne le savait pas. Ceux qui étaient en lien direct avec le public ou qui ont besoin d’outils et d’espaces particuliers pour travailler reprennent actuellement le travail petit à petit. Un plan de continuité d’activités a permis de protéger collections et bâtiment car, même fermés, nous sauvegardons ce patrimoine afin d’être prêts à rouvrir dès que le top sera donné. Comme les autres musées du monde, nous avons également tenté de rester présents pour les publics, de maintenir virtuellement ce qui est notre mission essentielle, c’est-à-dire permettre la rencontre entre les œuvres et les êtres par la médiation du langage.
En matière de programmation, le musée a eu de la chance. L’exposition Archipel : le fonds de dotation Jean-Jacques Lebel qui devait ouvrir le 19 mars bénéficie d’un prêteur essentiel et Jean-Jacques Lebel et le conseil d’administration nous ont toujours suivis dans l’évolution incertaine de nos décisions. Nous avions le même objectif : que cette exposition, qui a demandé travail et réflexion à beaucoup de personnes soit visible, le plus possible, le mieux possible. L’idée est maintenant de l’ouvrir le 18 juillet pour qu’elle soit visible jusqu’au 18 octobre.
Nous avions également prévu une installation de l’artiste Angela Bulloch dans le patio cet été, et elle a accepté que nous reportions cette installation à l’été 2021.
Enfin, l’exposition Hypnose dont le commissariat a été confié à Pascal Rousseau, pourra normalement ouvrir comme prévu le 16 octobre. Le fait qu’elle ait toujours été prévue dans d’autres espaces que ceux d’Archipel (c’est-à-dire au sous-sol du Cube et dans la Chapelle de l’Oratoire) s’est avéré une chance supplémentaire, permettant aux deux expositions de se chevaucher dans le temps.
La chance, c’est que ce musée métropolitain soit soutenu par ses tutelles, qui acceptent, malgré la crise économique qui s’annonce, la perte de ressources propres que suscite cette fermeture de près de quatre mois et le maintien de la programmation du musée dans son rythme envisagé.
« Réouvrir le musée… » donc, alors que la crise sanitaire n’est pas totalement terminée, doit certainement poser des problèmes logistiques qui dépassent les compétences traditionnelles d’un musée. Pouvez-vous nous dire comment vous avez abordé cette question de la réouverture qui touche à la fois le personnel dont vous avez la charge mais aussi le public que vous souhaitez accueillir ?
Les milieux culturels ont un seul avantage par rapport aux autres dans une situation de crise : ils sont très habitués à l’incertitude, car on ne travaille pas avec la matière artistique comme avec des tableaux de chiffres, je dirais même que l’incertitude est au cœur même de notre travail. Nous pratiquons donc avec ce nouveau problème comme avec tout nouveau problème :
– le collectif est souvent plus intelligent que l’individu, donc nous partageons nos idées de protocole en interne et avec d’autres musées de la ville ou de France, mais aussi d’autres services de la métropole
– nous essayons d’apporter des réponses mesurées qui permettront de maintenir l’essentiel qu’est à mes yeux la rencontre dans un espace réel, face aux œuvres réelles, d’un visiteur réel. C’est une chance que le spectacle de l’art soit par essence à distance !
Je vous épargne la liste des mesures que nous proposons, masques, jauges globales et par salles, signalétique particulière, protocoles de nettoyage des lieux où le contact ne peut être évité… C’est fastidieux et précis. L’enjeu sera de les maintenir dans la durée.
L’exposition Archipel, manifestement dense avec ses 200 œuvres annoncées, ne va-t-elle pas se heurter à cette nouvelle situation sanitaire liée au déconfinement ?
Vous connaissez le caractère libre, l’amour des confrontations, de la profusion, des associations de la collection du Fonds de dotation. Mais accrochage vivant et nourri ne signifie pas forcément agglutinement des visiteurs ! Il faudra probablement patienter avant de pénétrer dans l’exposition, et également avant d’entrer dans certaines salles, mais la qualité de l’expérience n’en sera peut-être que meilleure.
Une partie du Fonds de Dotation Jean-Jacques Lebel avait déjà été présentée entre juin 2017 et mars 2018 au Musée d’Arts de Nantes. Pourquoi une nouvelle exposition consacrée à cette collection ? Est-ce jouer sur l’idée de collection dans la collection ou affirmer une pensée artistique liée au concept glissantien2 d’œuvre en archipel, ou encore penser la collection comme œuvre ?
Lorsque nous avons présenté Itinéraires, constituée d’une petite sélection des œuvres du fonds, en 2017, nous avions déjà programmé l’exposition qui va bientôt ouvrir. L’une ne présentait qu’une quarantaine d’œuvres, l’autre plus de deux cents, l’une fut constituée comme une sorte d’autoportrait en creux du collecteur, à travers les artistes qu’il a pu rencontrer depuis qu’il a débuté sa pratique artistique, l’autre, beaucoup plus ambitieuse, déploie en toute liberté les lignes de force transversales du fonds : les écrivains artistes et artistes poètes ; la fabrique du regard ; dada ; le Surréalisme ; un mouvement qui diffuse son énergie à travers le fonds ; rêves et hallucinations ; révoltes et révolutions ; Eros ; Fluxus ; actions et performances et quelques ensembles monographiques consacrés à des figures très importantes et parfois méconnues dont Antonin Artaud, Marcel Duchamp et Isabelle Waldberg. De plus, elle est accompagnée d’un important ouvrage. Votre rapprochement avec l’archipel d’Édouard Glissant me semble tout à fait intéressant et judicieux : pour Jean-Jacques Lebel, il s’agit de maintenir la liberté des artistes et des œuvres tout en tissant entre eux de secrètes correspondances. Jean-Jacques Lebel utilise quant à lui souvent le terme, issu de la pensée de Deleuze et Guattari, de rhizome.
Les œuvres présentées dans cette exposition seront très certainement appréciées par les Nantais qui pourront aussi y voir une continuité avec l’histoire du Surréalisme à Nantes. Pouvez-vous nous éclairer sur le choix qu’a fait Jean-Jacques Lebel de donner sa collection, ainsi que sa maison, à un fonds de dotation, rendant ses œuvres inaliénables, plutôt que d’en faire don à un musée comme celui de Nantes par exemple3 ? Le traumatisme de la dispersion de la collection d’André Breton y serait-il pour quelque chose ?
Quant à savoir si cette idée est liée à un quelconque traumatisme, c’est à lui qu’il faudrait poser votre question. Deux idées, d’après ce qu’il exprime, ont semblé motiver sa décision : sortir en effet définitivement ces œuvres du marché sans les lier à tout jamais au bon vouloir, à la bonne conscience d’un État ou d’une collectivité, ou d’une institution. Leur laisser finalement leur liberté et leur nomadisme. Le conseil d’administration du fonds est composé, autour de Jean-Jacques Lebel lui-même, de personnalités éminentes du monde de l’art : Laurence Bertrand-Dorléac, Blandine Chavanne, Philippe Dagen, Laurent Le Bon, Jean de Loisy, Alfred Pacquement. Il leur appartient d’en assurer maintenant la pérennité.
L’exposition intitulée Hypnose et prévue pour l’automne 2020 pourrait résonner bizarrement dans cette période : art et thérapie. Pouvez-vous nous en dire plus ? Peut-on considérer cette thématique comme le prolongement des questions soulevées par l’exposition Cosa Mentale, Art et Télépathie au XXe siècle au Centre Pompidou Metz en 2015 ?
Absolument, Pascal Rousseau, professeur à l’Université Paris I et chargé de la chaire d’histoire de l’art à l’ENSBA, était déjà le commissaire de Cosa Mentale. Nous avons conçu une exposition en deux volets profondément distincts. D’une part, une brève histoire des liens entre art et hypnose depuis Franz-Anton Mesmer jusqu’à l’art contemporain qui se déploiera dans l’étage souterrain du Cube, d’autre part, une installation immersive de l’artiste vidéaste américain Tony Oursler autour de cette thématique qui le fascine depuis longtemps, dans la Chapelle de l’Oratoire. Comme le dit Pascal, l’exposition, au croisement de plusieurs champs – histoire de l’art, histoire des sciences, culture populaire – explore, sans oublier une part de fantaisie, la manière dont s’est mise en place la recherche d’une efficace de l’art dans le temps long de la modernité, en relisant, à partir du prisme de l’hypnose, le rôle de l’imagination dans l’invention et la réception des œuvres qui nous fascinent.
Votre fonction de directrice d’un grand musée vous permet d’avoir une vue d’ensemble de la situation des artistes aujourd’hui. L’artiste Carole Douillard, dont vous exposez le travail dans la Chapelle de l’Oratoire, nous faisait part des difficultés professionnelles des artistes qui dépassent la seule période actuelle de confinement. Comment le Musée d’Arts de Nantes se positionne-t-il quant à la Charte Économie Solidaire de l’Art4 ? Pensez-vous par ailleurs que de nouvelles problématiques muséales s’ouvrent après cette crise que l’on dit sanitaire, qu’elles amènent les institutions culturelles à une réflexion et à un changement de politique quant à leur approche de l’écosystème de l’art ?
Je suis en accord profond avec l’idée que tout travail artistique mérite salaire. Et Carole Douillard, comme Vincent Mauger, comme Angela Bulloch, comme Tony Oursler, pour ne parler que des artistes vivants qui entrent dans la programmation de 2020 et 2021, ont été rémunérés pour leur travail. Je ne suis pas certaine que le musée puisse devenir un lieu social pour les artistes, c’est-à-dire un lieu qui fonde ses choix sur un objectif de soutien : ses missions sont ailleurs. Mais je pense qu’il peut viser à accentuer la présence de propositions d’artistes vivants dans sa programmation. Chaque structure peut, modestement, à son échelle, aider.
1 Entretien avec Sophie Lévy par Patrice Joly, 02 #82, https://www.zerodeux.fr/interviews/sophie-levy/
2. http://www.edouardglissant.fr/joubert.pdf
3. Jean-Jacques Lebel : « Ma démarche est en effet celle du collecteur. C’est une attitude qui se nourrit d’amitié, d’échanges, de hasard et du travail de toute une vie. » Il résume ainsi : « C’est une autobiographie. » https://museedartsdenantes.nantesmetropole.fr/exposition-itineraire-lebel
4. https://www.zerodeux.fr/news/carole-douillard/ et http://www.economiesolidairedelart.net/charte-economie-solidaire-de-lart/
Image en une : Natte Haida, Côte Nord-Ouest, Colombie britannique (Canada), Fin XIXe siècle, écorce de cèdre, peinture, 103,5 x 174 cm, Fonds de dotation Jean-Jacques Lebel
- Partage : ,
- Du même auteur : Capucine Vever, Post-Capital : Art et économie à l'ère du digital, Chaumont-Photo-sur-Loire 2021 / 2022, Paris Gallery Weekend 2021, Un nouveau centre d'art dans le Marais. (Un tour de galeries, Paris),
articles liés
L’Attitude de la Pictures Generation de François Aubart
par Fiona Vilmer
Erwan Mahéo – la Sirène
par Patrice Joly
Helen Mirra
par Guillaume Lasserre