The Pirate Book, etc.

par Aude Launay

Nicolas Maigret, Maria Roszkowska (ed.), The Pirate Book, 2015. Contributions de Marie Lechner, Pedro Mizukami, Clément Renaud, Ernesto Oroza, Ishita Tiwary, Michaël Zumstein, Christopher Kirkley, Jota Izquierdo, Ernesto Van Der Sar. En pdf gratuit ici ou en version imprimée sur commande.

Nicolas Maigret a choisi la date de clôture de son exposition au Pavillon Vendôme de Clichy1 pour celle de lancement de The Pirate Book, l’ouvrage qu’il a réalisé aux côtés de Maria Roszkowska et pour lequel il s’est attaché les contributions de neuf auteurs / chercheurs (programmeurs, designers, journalistes…). Si dans ses productions que nous qualifierons de « plastiques » faute de terme plus englobant pour signifier audio-visuelles, numériques, immersives, en ligne, en temps réel, il infiltre (souvent sur le mode de la collaboration) les dispositifs technologiques qui font partie intégrante de notre quotidien (BitTorrent, Google Earth, Twitter…) pour en présenter les aspects moins évidents, pour ne pas dire parfois les faces cachées, dans ce livre qui se donne comme le prolongement et la version « écrite » de son projet The Pirate Cinema, il s’attache tout particulièrement à ce qu’Ernesto Oroza — qui signe ici le chapitre sur Cuba — nomme la « la désobéissance technologique2 », c’est-à-dire le fait de ne pas se cantonner aux usages d’un matériel tels qu’établis par ses fabricants et d’en développer les fonctions possibles hors de toute contrainte légale, économique ou politique. Soit le motto qui sous-tend l’ensemble de son travail.

The Pirate Cinema, plus précisément et comme son titre l’indique, prend pour objet les échanges de fichiers vidéos en pair à pair et s’ingénie à les rendre lisibles : concrètement, il s’agit d’un serveur (développé avec l’artiste et ingénieur Brendan Howell) qui se synchronise quotidiennement avec les cent fichiers les plus échangés au monde sur BitTorrent et en présente les contenus à la manière d’un cut up vidéo (le principe du pair à pair étant en effet que les fichiers ne s’échangent pas dans leur intégralité mais par morceaux qui transitent par différentes sources) soit sous forme d’installation — comme au Pavillon Vendôme où son déploiement sur trois écrans permettait d’évoquer un intermédiaire trouble entre la salle de surveillance et le home cinéma — soit directement sur le site dédié : thepiratecinema.com. L’effet est celui d’un insupportable zapping couplé à celui du visionnage d’une vidéo via un débit inapproprié ; désagréable et signifiant donc, The Pirate Cinema produit une investigation au cœur des désirs de consommation visuelle en temps réel.

The Pirate Cinema

The Pirate Cinema

On n’est donc là ni dans un fétichisme de l’imagerie numérique, ni dans une esthétisation à outrance de l’univers Internet, à mille lieues donc des œuvres qui ressortissent à la mouvance post-Internet. L’art de Nicolas Maigret est un art qui utilise les moyens du numérique pour parler du numérique : peut-on pour autant parler de medium specificity ? Bien que cela soit tentant, ce serait inconsidérément réducteur. La dimension largement critique de son œuvre ne se résume pas à un discours sur la technologie qui la fait émerger mais s’enracine dans une réflexion nettement plus vaste sur la culture qui englobe cette technologie, l’a induite et développée, mais aussi sur les effets de cette dernière sur la première.

Waldo Fernandez (Marakka 2012 documentaire de Magdiel Aspillaga & Ernesto Oroza)

Waldo Fernandez (Marakka 2012 documentaire de Magdiel Aspillaga & Ernesto Oroza)

Ainsi, The Pirate Book propose une mise en perspective historique et géographique des questions de piratage de contenus culturels. Moult anecdotes fascinantes enrichies d’analyses contextuelles et de nombre de documents font de cette lecture une plongée dense mais aisée au cœur de la question. Du piratage gouvernemental cubain avéré qui alimentait les chaînes de télévision officielles de contenus « récupérés » au paquete semanal (la « compilation hebdomadaire ») de films, documentaires, clips, etc. qui se transmet désormais sur l’île de disque dur en disque dur en passant par les cabines vidéo indiennes dans lesquelles il était possible de s’asseoir devant une télé reliée à un magnétoscope pour visionner des films parfois fournis par le comité de censure national lui-même et les élans de créativité qu’a pu impulser cette diffusion parallèle du cinéma occidental dans la village de Maleagon désormais connu pour ses remakes low cost et parodiques de films de Bollywood comme d’Hollywood, The Pirate Book affirme le piratage comme acte créatif et non simple acte de copie. Lorsque Waldo Fernandez, « auteur » d’une archive audiovisuelle cubaine depuis déjà une trentaine d’années, ôte l’image du lion de la MGM à l’ouverture d’un film tombé dans le domaine public car le lion, lui est protégé, il fait acte de protection, mais lorsqu’il produit des jaquettes en espagnol pour ses copies pirates ou lorsqu’il coupe une scène qu’il juge « inutile » (une femme qui marche dans la campagne, regardant le ciel, pendant plusieurs minutes…), il prend lui-même part au circuit de production d’objets culturels.PaqueteSemanal

Comme à Cuba, Internet est peu disponible au Mali et les échanges de fichiers se font majoritairement en bluethooth à la lumière des lampadaires sur les étals à la sauvette d’un marché qui participe à la dévaluation à grande vitesse des produits qu’il contribue à distribuer.

Photo : Christopher Kirkley

Photo : Christopher Kirkley

À l’instar des dvds de Waldo Fernandez qui se copient dorénavant aisément chez tout un chacun ou presque, les fichiers mp3 ou vidéo qui se revendent dans les rues de Bamako ont tôt fait de se répandre gratuitement une fois la première version payée, ne générant une économie parallèle que peu rémunératrice. Mais à chaque démocratisation technologique ses pirates : il y a un peu plus d’un siècle de cela, c’étaient les livrets de partitions pour piano que l’on trouvait sur le marché noir qui peuvent aujourd’hui être considérés comme l’un des premiers exemples de diffusion pirate à grande échelle.

VideoParl

Supermen of Malegaon, the documentary, 2008.

Supermen of Malegaon, the documentary, 2008.

Revenons donc un instant sur le sujet du « piratage créatif » et posons cette épineuse question : un algorithme peut-il se trouver investi de droits d’auteur ? C’est en effet ce que l’on peut en venir à se demander face au Predictive Art Bot mis en place par Nicolas Maigret sur Twitter (@PREDARTBOT) et présenté via un panneau d’affichage lumineux dans la salle rococo du Pavillon Vendôme3.

Nicolas Maigret, Predictive Art Bot, vue de l'exposition au Pavillon Vendôme, Clichy, 2015.

Nicolas Maigret, Predictive Art Bot, vue de l’exposition au Pavillon Vendôme, Clichy, 2015.

Ce Twitter bot est alimenté en flux continu par des unes de journaux spécialisés en art politique, art numérique, art et activisme, etc. et programmé pour produire à partir de ces mots clés ses propres titres d’articles hypothétiques. Chaque jour, le Predictive Art Bot produit deux propositions en anglais à la manière de ce que Nicolas Maigret définit comme « un épuisement par l’absurde de la rhétorique d’un moment dans ces milieux donnés4 ».

Parmi les dernières :

A contributive drone disrupting the language of human rights

An augmented art performance mapping the outlines of whistleblowers

A contributive device exploring the darkside of international politics

A critical painting revealing the secrets of state surveillance

An illegal autonomous zone revealing the mechanisms behind wikileaks

An experimental viral marketing software deconstructing the dogma of facebook

Des phrases qui, pour la plupart, ressemblent à s’y méprendre aux autres tweets sur lesquels on scrolle à longueur de journée, des phrases parfaitement vraisemblables. La combinatoire et l’interchangeabilité des termes évoquent bien entendu la poésie, notamment celle de Carl Andre, mais posent justement la question de l’interchangeabilité des termes.

Carl Andre, Preface to My Work Itself, 1967.

Carl Andre, Preface to My Work Itself, 1967.

Si l’on remplace simplement « drone » par « performance » au sein d’une phrase et qu’elle conserve tout son sens, qu’en est-il de son contenu ? Le vraisemblable « ressemble à la réalité ou à l’idée qu’on s’en fait5 », ainsi de ces termes à haute valeur tendance ajoutée qui, en fin de compte, ne recouvrent que l’idée que l’on s’en fait, tout comme la copie, la contrefaçon nous satisfait car elle comble le manque d’un objet créé par l’idée que l’on s’en faisait. Et lorsque l’impression, sur le fil du Predictive Art Bot, nous saisit d’être simplement en train d’errer sur le site d’une revue culturelle mainstream, l’on songe soudain à tous ces contenus vides de sens que l’on ingurgite quotidiennement sans grand appétit mais irrépressiblement, à cette junk food plus ou moins journalistique qui emplit nos écrans et nos vies. Burp.

BOT

1 Nicolas Maigret, « Global Proxy », Pavillon Vendôme, Clichy du 18 septembre au 29 novembre 2015. Dans le cadre de Némo, Biennale internationale des arts numériques – Paris / Île-de-France, produite par Arcadi et en partenariat avec le Théâtre Rutebeuf de Clichy.

2 Ernesto Oroza, RIKIMBILI. Une étude sur la désobéissance technologique et quelques formes de réinvention, 2009. Préface de Marie-Haude Caraës, traduction : Nicole Marchand-Zanartu. Publications de l’Université de Saint-Étienne / Cité du design.

3 La version d’exposition produit des propositions toutes les dix secondes à partir d’un ensemble de cinq cents phrases préalablement traduites en français.

4 Entretien avec Nicolas Maigret, 26 octobre 2015.

5 http://www.cnrtl.fr/definition/vraisemblable


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