Le best of d’Anne Bonnin
The Whole Earth
California and the Disappearance of the Outside
Haus der Kulturen der Welt, Berlin, du 26 avril au 7 juillet 2013
Lorsqu’on m’a demandé en décembre d’écrire sur les expositions qui m’avaient marquée cette année, j’ai décidé de rendre compte de The Whole Earth / California and the Disapearance of the Outside, à partir de mon souvenir vieux de huit mois mais avec le catalogue sous les yeux. Les commissaires Friedrich Diederichsen et Anselm Franke ont conçu un projet d’exposition et son catalogue à partir du fameux The Whole Earth Catalog. Les sept thèmes qui structuraient l’exposition et sont remarquablement traités sous forme d’Essais visuels dans le catalogue, pourraient être les chapitres d’une épopée culturelle et planétaire à l’ère anthropocène : Universalism ; Frontier ; Whole Systems ; Boundless Interior ; Apocalypse, Babylon, Simulation : Self Incorporated ; The Earth is Not Whole.
The Whole Earth Catalog (créé par Steward Brand en 1968 et paru régulièrement de 1968 à 1972, puis de façon épisodique jusqu’en 1998) constitue une archive de la contre-culture californienne des années soixante-dix. Comme l’indique sa devise sur la couverture « Access to Tools » cette publication fut un manuel conceptuel et pratique, informant de façon très précise des « idées, des outils, des objets » nouveaux dans les domaines aussi divers que la cybernétique, l’informatique, l’écologie, les sciences, l’industrie, la psychologie et les styles de vie. Véritable « google de papier » (Steve Jobs), le WEC fut une plateforme où se rencontrèrent des cultures a priori incompatibles, psychédélique et informatique, romantique et cybernétique. Dans la perspective d’une révolution culturelle, mue par l’idée que « la culture contrôle la machine politique et économique, non l’inverse », le WEC offrait des moyens de créer des « utopian outlaw aeras ».
Choisie pour illustrer sa couverture, l’image de la terre vue de la lune n’était « pas un concept mais une image impressionnante » : une icône qui transmet l’idée d’un monde sans frontières où « l’on commença à parler d’humain », et plus seulement de nationalités, de races, de classes, qui résume une atmosphère, voire une idéologie, en tout cas une révolution du point de vue terrien, à l’instar de la planète apparaissant dans le ciel comme une chose fragile et destructible.
Conçue comme un « essai critique », cette exposition dont la matrice est une archive, prenait une forme curatoriale parfaitement adéquate à son principe et à sa source documentaire qui rendait intelligible et sensible une histoire érudite de la contre-culture et de notre contemporanéité en offrant au visiteur plusieurs accès à un matériau varié. En effet, les commissaires ont adopté une scénographie didactique de médiathèque, avec ses dispositifs de présentation typiques, comme les cimaises, adoptées pour présenter les reproductions de pages de catalogue, mais aussi les œuvres, peintures et photos. L’exposition montrait les strates, les particules qui composèrent une époque climatérique : les mythes, les idées et les idéaux qui sous-tendent une histoire que l’on ne peut réduire à un échec des utopies ni à une fin des récits. Ainsi, le projet The Whole Earth explore les modèles de la contre-culture, issus de la cybernétique, de l’écologie, de la culture informatique, de la psychologie, de la musique (pop, psyché, rock, jam, glam, etc.), qui sont devenus les standards des sociétés post-fordiennes et néolibérales.
Dans l’esprit du WEC, l’exposition tissait des relations non-hiérarchiques de réciprocité et d’égalité entre l’art et un contexte, entre des œuvres et des documents, constituant un environnement pluridisciplinaire fourmillant. Si l’approche historique de Diederichsen et Franke correspond à une Maison des cultures du monde, à leur sujet et à une conception actuelle de l’art et du monde, elle compose, in fine, une expérience esthétique essentielle, érudite et accessible, très stimulante, portée par une réflexion sur un art en situation. Si l’œuvre d’art, en tant que production culturelle, était mise sur le même plan d’information que toutes sortes d’archives, elle n’en perdait pas sa spécificité, acquérant au contraire une visibilité qui n’est pas l’épiphanie du musée ou du white cube. C’était jubilatoire de circuler dans un (faux) labyrinthe de cimaises et de parcourir une épopée de la contre-culture, organisée en chapitres, jalonnée de documents sonores et visuels, en suivant le fil conducteur du WEC. Les œuvres d’art prenaient un relief particulier dans l’évocation matérielle d’une mémoire ou d’une histoire stratifiée, sorte de palimpseste mouvant et diapré : elles émergeaient d’une cosmogonie culturelle dont elles font partie et qu’elles reflètent.
Je recommande vivement l’achat du catalogue.
The Whole Earth / California and the Disappearance of the Outside, éd. Sternberg Press, 26 euros.
Les citations en sont issues.
articles liés
L’Attitude de la Pictures Generation de François Aubart
par Fiona Vilmer
Erwan Mahéo – la Sirène
par Patrice Joly
Helen Mirra
par Guillaume Lasserre