Tiphaine Calmettes
Tiphaine Calmettes vient de recevoir le prix Aware pour l’artiste émergente, un prix spécialement dédié aux jeunes artistes femmes. On a pu découvrir son travail lors de la dernière biennale de Lyon, à l’ENS de Lyon, où elle déployait dans le jardin de Gilles Clément le fruit de ses considérations sur un art évolutif en lien avec le paysage et ce qui l’habite, sa faune et sa flore, de même qu’un espace de convivialité destiné à accueillir le public dans un mobilier en terre crue. Au Paris Art Lab en novembre dernier, on avait pu goûter à ses expérimentations culinaires au cours d’une performance qui lui donnait l’occasion de mettre en pratique ses réflexions autour de la commensalité.
Patrice Joly : Vous venez de recevoir le prix Aware : comment réagissez-vous à l’attribution de ce prix ? Est-ce que cela va modifier vos habitudes de travail, vous donner plus de confiance dans votre pratique et vous inciter à réaliser des projets plus importants ou bien cela ne changera-t-il rien à votre manière de procéder ?
Tiphaine Calmettes : Participer à ce prix ne s’est à aucun moment posé comme une évidence pour moi. Le déroulement du Turner Prize de cette année a bien su pointer les problématiques liées à ce système de récompense, et j’aurais moi-même bien aimé déjouer le système qui préside à l’attribution du prix en créant une cohésion entre toutes les nominées, ce qui n’a malheureusement pas pu être le cas pour diverses raisons. Il est évidemment plus que nécessaire que des luttes soient menées, comme celle lié à la visibilité des femmes artistes dans ce cas précis, mais je ne pense pas que nous puissions seulement isoler une problématique au sein de toutes les autres. S’il doit y avoir une lutte féministe aujourd’hui, il me semble qu’elle doit se faire dans le sens de l’écoféminisme, une remise en cause fondamentale de la manière dont fonctionne notre société (au sens de la société dominante : patriarcale, blanche et capitaliste), en défendant l’abolition de la toute-puissance de l’espèce humaine sur ce qui l’entoure, ainsi que de toutes les formes de domination et d’exploitation (intersection classe-race-genre), sans en rejouer les codes dans le système de lutte lui-même.
Bianca Bondi, Josèfa Ntjam, Ghita Skali et moi-même avons eu de nombreuses conversations, il en est ressorti des désaccords profonds qui nous ont malheureusement divisés, concernant l’ordre des problématiques que nous souhaitions énoncer lors d’un discours commun. Le Covid-19 a eu raison de cette entreprise mal engagée. Je me permets d’ailleurs de noter un point qui était particulièrement présent, celui du manque de visibilité des artistes non blanches en France, à ce titre, cette édition 2020 s’est vue très représentative de la diversité des artistes femmes en France aussi bien dans les origines que les nationalités.
J’ai malgré tout accepté de jouer le jeu et de participer au prix. D’abord par amitié pour Élise Atangana, sans doute aussi parce que j’ai été flattée de l’obtenir, mais aussi par désir de reconnaissance d’une recherche en laquelle je crois profondément. La précarité dans laquelle évoluent les artistes rend difficile le refus de ce genre d’opportunité (cf. Documentations Art « Prix »). Gagner un prix donne évidemment une sorte de confiance mais peut-être plus l’assurance du développement du travail sur le long terme que le renforcement d’une croyance même en ce que l’on fait. Sans cette croyance sans limite, quelle personne accepterait de vivre dans une telle précarité ?
J’ai 31 ans, pas de logement ni d’atelier, et je passe d’un centre d’art à l’autre pour produire mon travail, et encore je suis blanche, Française et soutenue par ma famille…
Quant à ma manière de travailler, je me sens aujourd’hui prise dans un dilemme où le temps me manque cruellement. Je souhaite évidemment donner plus d’ampleur à ma pratique et j’aurais besoin pour cela de cumuler des lectures, de faire des expériences vaines, de suivre des formations pour approfondir des pratiques avec lesquels je flirte depuis quelque temps (herboristerie, géobiologie, céramique…). Mais, d’une part, beaucoup de choses nous poussent à l’hyper productivité et à une visibilité continue, et d’autre part, j’ai la chance de travailler avec des gens passionnants qui me donnent beaucoup de liberté et il est parfois difficile de restreindre l’enthousiasme de vivre de nouvelles expériences…
Aujourd’hui je travaille de manière rhizomatique, chaque projet constitue une étape vers un objectif plus ambitieux que j’envisage de réaliser sur le long terme. C’est un grand champ d’investigations qui s’ouvre et se cristallise ponctuellement par des hypothèses formelles ou des expériences partagées.
Concernant la suite, la situation ne nous permet pas d’être certain que tout continuera comme avant…
Votre travail est particulièrement sensible à l’interaction avec le vivant. Dans vos « installations », les matériaux ne sont pas choisis au hasard mais répondent à des critères très exigeants en permettant par exemple une contamination par des plantes ou leur lente évolution, ainsi de l’utilisation du béton qui laisse les mousses et autres lichens l’envahir, le transformer. Il semble important pour vous que les choses inertes ne le restent pas trop longtemps…
Il semblerait que nous ayons été bercés par une grande fiction dans laquelle les humains (du monde occidental capitaliste) étaient les maîtres du monde et leurs œuvres indestructibles. Nous vivons dans le mouvement, l’interdépendance et la contingence. Nous voyons bien que tout ce qui est productif, rentable, isolant, efficace, etc., va à l’encontre même du vivant. Pourquoi l’art devrait-il en être autrement ? L’inerte est un leurre, même la mort est une métamorphose. Je tente seulement de remettre en évidence des liens, entre les humains, les vivants et le non-vivant. J’aime à croire que l’art peut jouer un rôle dans la création de nouveaux paradigmes en proposant de nouvelles manières de faire par des expériences de vie et esthétiques.
Que vous inspire comme réflexion la crise sanitaire que nous vivons actuellement ? Au-delà de l’aspect dramatique qui nous interdit d’en tirer des conclusions douteuses, ne pensez-vous pas que cette crise puisse susciter une réflexion sur la prise en compte du vivant dans les pratiques artistiques, nous faire sentir plus fortement la réalité d’une destinée commune à l’ensemble du vivant ? Comment cette crise va-t-elle affecter votre pratique, va-t-elle l’infléchir ou, au contraire, la conforter dans ses orientations fondamentales ?
Ce virus nous ramène en effet à une urgence décrite et décriée depuis de nombreuses années. Les textes d’anthropologie, de philosophie, de théorie critique, etc., s’enchaînent en ce sens, nous ne pouvons pas dire que nous ne savions pas. La différence, c’est qu’aujourd’hui nous n’avons d’autres choix que de tout arrêter et de remettre en question nos pratiques quotidiennes, c’est sans doute une chance. Plus que la prise en compte du vivant dans les pratiques artistiques, il me semble que l’urgence se situe dans nos modes de vie même. Après avoir repensé nos manières de vivre (de nous loger, de nous nourrir, de nous soigner), de consommer, de nous déplacer, nous pourrons penser à la manière dont les formes artistiques peuvent s’y intégrer, à qui elles s’adressent et comment. Les pratiques artistiques sont une manière de nourrir le mouvement en remettant sans cesse en question des points de vue, des formes, des usages. C’est une façon de retourner les réalités et de proposer d’autres possibles plus ou moins viables, d’y ajouter également d’autres dimensions comme le symbolique et la magie. Cette crise affecte davantage mes choix de vie et mes engagements, tout en confortant effectivement les recherches que j’ai engagées précédemment. J’imagine que, comme beaucoup, je sens l’urgence de repenser nos rapports aux activités vitales, notre lien au territoire et au commun sans pour autant oser franchir le pas d’un changement de vie radical, sans doute par peur du renoncement que cela impliquerait. C’est un lourd travail que de reprendre à la base l’équilibre entre nos désirs et les nécessités, de renoncer à continuer à fonctionner sur des rails institutionnels — aussi bien valables pour les centres d’art que les hôpitaux, toutes proportions gardées — qui nous précarisent et parfois nous coupent de la réalité.
J’espère bien pouvoir profiter de ce temps de confinement pour mettre en réflexion et en acte toutes ces questions. Je dirais que ce qui m’inquiète, c’est que tout reprenne de plus belle dans quelques mois, comme si la crise ne nous avait rien appris.
Dans quelles conditions se passe votre confinement ? Continuez-vous à travailler dans ce qui vous sert d’atelier, avez-vous tout arrêté pour profiter de ce temps exceptionnel pour réfléchir et faire une pause dans votre travail ?
J’ai actuellement rejoint la ZAD de Notre-Dame-des-Landes où je devais participer à un chantier-école pour la construction d’un dortoir collectif. N’ayant de toute manière pas de chez moi, ça me semblait l’endroit idéal pour le confinement. Rien ne nous empêche de continuer à être dans le faire, à produire des formes, à nourrir la pensée et les imaginaires. Je vais donc finalement faire ce qui était prévu, c’est-à-dire penser l’imbrication de formes d’usages (petits mobiliers, cloisons mobiles et luminaires) dans le contexte d’un dortoir collectif. Il est question de réfléchir à l’agentivité des formes (cf. Alfred Gell, L’art et ses agents. Une théorie anthropologique) et à leur influence dans un lieu de vie. C’est une manière de prolonger des réflexions déjà présentes dans ma pratique en déplaçant le contexte et en tenant du compte du nouveau « public » à qui elles s’adressent. Dans ce cadre, la notion d’auteur n’a pas vraiment de sens et les objets produits s’adressent à toute personne qui aura l’usage de ce lieu.
Le confinement me permettra de passer plus de temps que prévu sur place et de prendre le temps de faire ce dont je n’ai pas eu le temps ces derniers mois : cuisiner, lire, expérimenter. En tant qu’artiste, je suis habituée au travail non salarié et, dans un certain sens, je trouve plutôt heureuse cette suspension du temps.
Image en une : Tiphaine Calmettes, La terre embrasse le sol, 2019.
Terre crue. ENS Lyon. Photo : Tiphaine Calmettes.
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- Du même auteur : Capucine Vever, Post-Capital : Art et économie à l'ère du digital, Chaumont-Photo-sur-Loire 2021 / 2022, Paris Gallery Weekend 2021, Un nouveau centre d'art dans le Marais. (Un tour de galeries, Paris),
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