Trois éditions récentes
notes de lecture en catimini
La période de crise que nous traversons n’a jamais fait ressentir avec autant d’acuité la valeur du livre. Si certains en ont profité pour (re)lire La Peste d’Albert Camus ou La Recherche de Marcel Proust, je saisis ici l’occasion de faire remonter du flot éditorial trois ouvrages sortis en catimini. Chacun fait l’effet, à sa manière, de baume et d’accélérateur de la pensée.
Le plus conceptuel d’entre eux : After Photography & Beyond1. Le catalogue fait suite à l’exposition d’Isabelle Le Minh, After Photography, au Frac Normandie Rouen en 2017 mais n’est paru que fin 2019. Dans cet écart s’est joué son invisibilité. Pourtant, la qualité et la précision de l’ouvrage expliquent sa temporalité. Mis en page par Jérôme Saint-Loubert Bié, il reprend les principes graphiques de l’encyclopédie photographique américaine Time Life Library of Photography parue en 17 volumes dans les années 1970 – une référence. Comme elle, il adopte une couverture cartonnée à la pellicule argentée, recouverte d’un dos toilé, un papier couché brillant et une typographie historique (la Neue Hass Grotesk devenue Helvetica). Les intercalaires ont substitué le jaune Kodak au gris initial tandis que le dos évoque le rouge du logo de l’entreprise. Prolongement et mise en abyme de la recherche d’Isabelle Le Minh autour de la reprise, des notions d’auteur et d’original, l’ouvrage rejoue avec brio son goût pour la réappropriation et la référence. L’ajout de la préposition « et au-delà » dans le titre du catalogue rappelle avec humour l’exclamation de Buzz l’Éclair tout en soulignant une interrogation sur le devenir du médium. Les photographies alternent les vues d’exposition et les gros plans sur les œuvres : double sensation de distance et de proximité qui invite aux correspondances. Si l’article de l’historienne de la photographie Julie Jones revient avec concision sur le lien avec le courant appropriationniste, celui du photographe catalan Joan Fontcuberta, fidèle à la réputation de conteur de ce dernier, passe par le long récit de l’expédition polaire en montgolfière de l’ingénieur Salomon August Andrée accompagné de l’étudiant Nils Strindberg qui, initiée en 1897, se solda par un échec. Les 240 négatifs altérés documentant l’aventure sont prétextes à souligner le passage du temps sur un médium qui prétendait l’endiguer, dans un texte en forme de vanité. Un entretien avec Isabelle Le Minh, placé au centre du livre, explicite son rapport à l’histoire de la photographie, questionnant notamment le format et le hors-champ – une parole précieuse que l’on aurait aimé voir étoffée.
Avec Paris bonjour au revoir, Benoît Grimalt propose un autre type de flânerie. Dans cette micro-édition (100 exemplaires – je dispose du numéro 12, mais il n’en reste bientôt plus !), le photographe se saisit de l’invitation de Georges Perec, dans Espèces d’espaces, à « trouver un trajet qui, traversant Paris de part en part, n’emprunterait que des rues commençant par la lettre C » (1974). Le guide touristique s’est substitué à la règle du jeu pour engager le lecteur à suivre ses intuitions en cherchant la liberté dans la contrainte. De la porte de Clichy à celle de Choisy, le périple est jalonné de photographies déclenchées au hasard des situations insolites. Les commentaires de l’auteur ponctuent le parcours de souvenirs, réflexions amusantes, anecdotes dérisoires, tout droit sortis du courant de ses pensées. Les présages se multiplient dans les lettres des enseignes comme ces petites pratiques magiques du quotidien qui ouvrent le réel à la fiction. Deux parenthèses signifiées par des vagues qui divaguent : une rêverie dans les fontaines de la Concorde et une liste à la Prévert rue de la Clef déroulant les choses aimées du narrateur – l’association d’idées frôle la logorrhée… Une logorrhée à laquelle le lecteur pourrait bien s’identifier ! Sur la page de gauche, l’itinéraire se développe sous la forme d’une liste. Une nouvelle ligne vient la compléter à chaque arrêt. 29 stations au total. Dans les dernières pages, la photographie d’un monsieur promenant son chien, puis une seconde qui le montre continuer son chemin. Sur la carte schématique qui ferme le livre, sans le conclure, des points de suspension. « Regarde de tous tes yeux, regarde », invoquait Georges Pérec en citant Jules Verne dans La Vie mode d’emploi (1978).
Enfin, avec Alvéoles Ouest, lancé en mars dernier, Florence Jou publie les résultats de l’enquête poétique qu’elle a menée à Saint-Nazaire avec pour camp de base Le Grand Café. Alimentée par les archives, les conversations et la météo (!), la recherche sonde l’esprit des lieux, du café inauguré en 1864 au centre d’art créé en 1997, en passant par le bureau d’études qui s’y est installé de 1969 à 1989. L’alternance des répliques donne au texte un caractère théâtral. L’ensemble est structuré en 3 actes : à chaque époque son mode de production – les alvéoles des abeilles ouvrières étant envisagées comme un modèle économique. Le récit est conçu pour la scène. Il retranscrit les paroles interprétées lors de la performance réalisée fin 2019 dont six images sont reproduites en fin d’ouvrage. On y entendait la poète faire sonner les mots de son étude comme une incantation (sa courbure, ses cheveux courts, me font penser à la journaliste Sylvia von Harden, portraiturée par Otto Dix à Berlin dans les 1920), ponctuant les dialogues enlevés de l’équipe du centre d’art et de Jean-Paul Chiffoleau et Daniel Moyon, employés au bureau d’étude. Dans une ville où l’économie des chantiers navals a fabriqué des corps de travailleurs désarmés, l’investigation de Florence Jou croise les analyses des universitaires Elsa Dorlin (Se défendre, Une philosophie de la violence, 2017) et de Silvia Federici (Le capitalisme patriarcal, 2019) autour des stratégies de résistance à l’aliénation professionnelle, domestique et sexuelle. À l’équilibre entre le témoignage et les discours utopiques, elle se réapproprie le langage sur le registre comique – là où le texte touche le mieux sa cible. Répliquer c’est donner la réplique en jouant avec les mots contre « la machine, [qui] te pestonne », « tu bartistes et je passoire », en levant des « armées de licornes qui pètent et font tout péter ».
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- Du même auteur : Laure Prouvost, Charlotte Charbonnel, Danser sur un volcan, Larissa Fassler, La fête de l’insignifiance,
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