Ulla von Brandenburg
Le milieu est bleu, Palais de Tokyo, Paris, du 21.02.2020 au 13.09.2020
Qui fréquente le Palais de Tokyo depuis longtemps y a vu des expositions bien pleines (par exemple, celle de Neïl Beloufa), d’autres vides (de mémoire, Tino Seghal, Philippe Parreno…), pour remplir ou au contraire faire ressentir l’immensité des lieux (avec plus ou moins de réussite), car prendre possession de cet espace doit être assez effrayant pour les artistes à qui on a confié les clés en leur disant : « vas-y, fais donc un solo show. »
Or, avec Ulla van Brandenburg, rien de cette inquiétude quant à la manière de combler l’espace n’est perceptible, l’artiste semble avoir trouvé d’emblée l’échelle qui convient. Dans son exposition, tout est grand, voire monumental, mais sans être grandiose, ni écrasant. En y pénétrant, nous sommes juste devenus des géants traversant des espaces scéniques divers, séparés, comme très souvent dans le travail de l’artiste, par de vastes rideaux (qu’elle réutilise).
Plus précisément, dès le hall d’accueil, on comprend que l’exposition proposera un jeu entre le regard et le corps avec des enfilades d’espaces à percevoir et / ou à franchir. À voir, une installation suspendue de toiles de couleur, chacune transpercée d’un cercle décalé par rapport aux autres, composant comme un monument à l’obturation d’un objectif photographique pop, sorte de générique de l’exposition emprunté à James Bond. À franchir, sa jumelle lui répond un peu plus loin à l’entrée de la première salle, deuxième série d’écrans de toiles colorées percées de cercles, celle-ci posée au sol qui sert de seuil pour entrer dans un nouveau monde.
À l’intérieur, se succèdent des espaces subtilement thématiques, en particulier un espace d’évocation picturale avec un pan de mur bordeaux rythmé de rectangles plus foncés, comme si un accrochage de tableaux d’un musée classique avait été retiré. Face à ce pan de mur, une seule image, un grand dessin, représente mystérieusement un homme coiffé d’une peau d’ours. Plus loin, une meule de foin qui, même si le cartel indique une référence au monde rural, ne peut que rappeler aux amoureux de l’histoire de la peinture les meules pointues de Claude Monet. Encore plus loin, c’est un dispositif en attente d’activation avec des vêtements de couleurs différentes pliés, des instruments, des accessoires, cerceaux, bâtons, pouvant potentiellement servir à des danses ou à des numéros de cirque, pratiques auxquelles l’artiste se réfère explicitement. Certains jours, des danseuses et des danseurs sont invités à activer le tout, vêtu·e·s des habits et jouant avec les accessoires comme les saltimbanques de Picasso. Par ailleurs, un film permet de s’imaginer cette activation, plus largement encore car il est chanté, sorte de drame lyrique où les images, les tissus, les couleurs, se mêlent aux voix et aux sons, dans tout un autre cadre que celui du Palais de Tokyo (le film a été tourné au Théâtre du peuple de Bussang, en Lorraine, un lieu ouvert sur le paysage des Vosges).
Cette projection marque aussi l’arrivée vers une zone différente de l’exposition.
Car, suite aux espaces marqués par des rideaux bleus, orange, lumineux, suggérant une ambiance diurne, on débouche, après cette salle de projection, sur un dédale plus resserré et obscur, où des vidéos sous-marines sont projetées sur d’autres rideaux, plus petits que les précédents, formant une grotte ou le royaume d’un fantôme errant en des lacs secrets — peut-être rejoint-il celui de l’Opéra Garnier. Des objets y sont reconnaissables, par exemple des ballerines et des rubans rouges qui coulent au milieu d’une eau trouble.
Aussi, de l’évocation des tentes de plein air, du cirque, jusqu’à ce milieu aquatique du dessous, le parcours est plaisant, cohérent, et nous fait méditer sur le titre de l’exposition, Le milieu est bleu : le bleu et ses deux faces, d’azur et de nuit.
Un détail troublant n’a toutefois pas encore été évoqué : la présence de personnages en tissu, bien faits-mal faits, hommes et femmes nu·e·s, à l’échelle humaine mais qui semblent ici être des pantins de chiffon pour les géants que nous sommes temporairement devenus. Ils sont disposés ça et là, assis, couchés par terre, témoins muets, peut-être mélancoliques, dans des recoins, derrière les rideaux, près des extincteurs d’incendie… Inattendus dans le décor tranquille des tentures, ils nous renvoient à nous-mêmes tout en appartenant à une autre dimension. Décidément, les questions de rapport d’échelle dans cette exposition sont intrigantes. Là où l’on devrait se sentir petits, comme les personnages, on se sent au contraire face à eux comme dans une maison de poupées.
C’est par conséquent une réelle expérience que de traverser cette exposition, même si ce n’est qu’une expérience esthétique, douce. Une fois entré dans le monde proposé par l’artiste, assez aisé à accepter car tout est y habilement pensé et réalisé, jusqu’aux nœuds des cordes qui retiennent les rideaux, on évolue dans un milieu plaisant et sensuel, celui d’une fable.
Image en une : Ulla von Brandenburg, Das Was Ist, 2020. Vue de l’exposition Le milieu est bleu, Palais de Tokyo, Paris. Photo : Aurélien Mole
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- Du même auteur : Wael Shawky - Dry culture Wet culture, Defiant Muses, Un énoncé surpris par hasard, Lytle Shaw, Pierre Ardouvin, Nathaniel Mellors,
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