Visibles virtualisés
une fin en soi ?
Depuis ces quelques semaines statiques que la crise sanitaire du COVID-19 nous a fait vivre, depuis que le monde où régnait déjà la toute puissance du regard s’est mis à l’arrêt, la faculté de l’art à n’être rien d’autre que perception visuelle s’est d’autant plus remarquée. On l’a retrouvée miniature dans les journaux que la presse maintient péniblement, dans les livres d’art souvent trop chers, et sur nos internets bien sûr, là où elle se déploie, jetant toute l’étendue de ses relatives possibilités. Réseaux sociaux accessibles via smartphones et netbook ont ouvert largement leurs royaumes à des expositions qui s’appréhendent en pouces : l’art en ce qu’il désigne la production héritière des Beaux-Arts est ce qui se voit, et cela ne se discute pas. Mais est-ce une bonne chose de laisser écrire une histoire uniquement par ce qui est vu ? Voilà que la question s’actualise au moment où la vie reprend son cours et que la réouverture des musées s’amorce.
Évident pour une large part de l’art occidental depuis que Platon et Aristote se sont accordés sur la suprématie de l’œil au détriment des autres organes perceptifs du corps, l’art rétinien commence à être remis en cause au début du XXe siècle. Les futuristes, les dadaïstes et nombre de plasticiens après eux — comptant bien sûr Marcel Duchamp —, n’ont eu de cesse de travailler à une expérience qui se partagerait, comme le prodigue Yves Klein, « au-delà du visible ». Pour autant, et malgré le recul pris depuis quelques décennies sur la dangerosité de laisser l’exclusive parole aux quelques maîtres de ce monde, cette dite « visualité » semble tout avaler sur son passage, promettant le phagocytage de chaque forme artistique ne s’y inscrivant pleinement. À l’ère de la virtualisation, vecteur favori du règne oculocentrique, nulle place pour les œuvres se vivant charnellement. Pas d’art olfactif, par d’art in situ, pas d’art participatif, pas de performance, mais une nécessité toujours plus grandissante d’une visualité des œuvres.
Au détour d’une conversation privée, Charlotte Heninger annonçait après confinement que la « visibilité » mesurable au nombre de likes (et de vues) était, bien qu’absurde, rassurante. Elle avait permis à cette jeune artiste française travaillant sur des ambiances immersives pénétrant l’organique de la terre, de prolonger, pendant ce confinement, un semblant d’existence professionnelle. Non pas que ses productions se soient arrêtées, mais ne pouvant plus partager ses créations par l’expérience directe, il a fallu qu’elle les médiatise. Cette approche virtuelle renvoie à un état plus général faisant de la perception optique le fondement même de toute présence plastique. La caractéristique d’une œuvre se définissant en ce qu’elle montre quelque chose accessible par la vue, enjoint visibilité, visualité et virtualisation à s’emmêler. La première n’étant permise qu’à condition des deux autres. Quelle que soit la nature de l’œuvre, il faut, pour y croire, pouvoir la voir et la souveraineté du visible, bien qu’elle ait quelques opposants, reste la règle.
Celle-ci s’explique souvent par l’argument de la technologie qui impliquerait que la diffusion n’est envisageable que par des biais favorisant l’appréhension visuelle. Mais toute cette hiérarchie des sens perceptifs, érigeant celui de la vue comme étant le plus intellectuel et ayant conduit à la société de l’image et du spectacle que nous éprouvons aujourd’hui, n’a-t-elle pas été construite ? Si voir autrui, selon les thèses de Michel Foucault, permet de contrôler sa tenue[1], faire de la vue le seul moyen de connaissance ne reviendrait-il pas à mettre sous emprise toute une civilisation sensible ? N’y a-t-il pas eu un immense basculement social et mondial lorsque l’imprimerie a fixé l’oralité par l’écrit ? N’est-ce pas en partie cette transposition de l’oreille à l’œil qui a plongé ceux ne pouvant écrire leur histoire dans le silence (je pense ici aux sociétés que les traditions orales ont rendu anhistoriques aux yeux de l’Occident) ? Et ceci se pose pour la question des deux sens de l’esprit que sont l’ouïe et la vue, mais qu’en est-il des trois autres, le goût, le toucher et l’odorat, relégués au corps et donc refusés à l’expérience du beau esthétique[2] ? Nos aïeux n’auraient-ils pas pu rêver à des moyens de dématérialisation de ceux-ci, au même titre qu’il nous est aujourd’hui permis de communiquer via des écouteurs sans fil et de regarder des images se mouvoir sur une surface ultra-fine tenant dans la poche ?
Ces questions relevant de l’histoire de la technologie et de la diffusion de l’art — voire de son archivage — nous mènent à l’état de fait que la virtualité s’entend comme synonyme du visualisable et interroge sur le destin à venir d’un art à la marge ne pouvant (pour l’instant) se dématérialiser. Que faire avec ces productions non visibles qui se vivent en présentiel quand la raison sanitaire exige la distance et quand l’écologie, implorant à la décroissance, quémande moins de déplacements ? Que faire de cet art qui s’éprouve quand la virtualisation en impose des conditions d’existence à distance ?
Certains artistes performeurs ont trouvé des moyens de contourner le non-partage physique en se servant de cette dématérialisation du visible. L’artiste canadien [M] Dudeck, dans ses actions qui décortiquent et déconstruisent les mécanismes de croyance pour proposer une forme de science-fiction performative religieuse queer, envisage cette accélération du virtuel comme une sorte de transition faisant évoluer l’expansion de l’art et de ses idées. Pour lui, le monde de la dématérialisation ne peut d’un côté qu’augmenter la valeur des expériences vécues dans l’immédiateté, tout en les diffusant plus largement encore de l’autre. Il s’appuie sur les dires de Marina Abramović, soutenant que ce temps de mise à distance n’est que passager, et il prédit que cette crise, permettant adaptabilité et assimilation plus grande du virtuel, servira l’épreuve directe de la performance.
Une prédiction qui semble se confirmer auprès de Sarah Trouche, artiste française, qui a désigné la lune (De lune l’autre, 2020) comme le lieu de projection et de communion d’un ensemble de confinés appelés des quatre coins du monde. L’artiste connue pour recouvrir son corps nu de pigments afin de l’employer comme étendard de réflexions politiques, a décidé de faire d’un élément naturel, commun et universel, la possibilité d’un rassemblement. En demandant, via les réseaux sociaux, des photographies de l’astre au moment de son firmament, elle a reçu plus de 800 clichés, amateurs et professionnels. Le protocole de partage réunissant autour de la figure artistique était maintenu, et le virtuel permit l’échange. Le livre d’artiste numérique sur lequel Sarah Trouche est en train de travailler en témoignera. « Cette performance, je la considère comme telle. Il y a eu tous les ingrédients réunis : l’expérience collective, l’immédiateté du partage sur une seule nuit, et pour moi, en tant qu’artiste, l’idée du risque auquel je me confronte à chaque fois que je fais une performance en public ». Sarah Trouche, pour sa part, est allée photographier la lune, nue, sur les toits de Paris. « Cette crise, je l’ai vue comme une mise à l’épreuve, comme un changement de contexte. Le performeur doit toujours s’adapter au contexte dans lequel on fait art. Et là, le passage par le numérique est une forme d’adaptation ». Ici, la photographie pourrait presque s’entendre comme archive. Ce qui compte c’est l’action, la démarche de s’unir autour de la captation de la lune. C’est l’acte participatif.
Cette mise en mouvement du spectateur à distance, la mobilisation de son corps et de son environnement, l’artiste autrichien Erwin Wurm l’a également sollicitée. Pendant le confinement, alors que l’exposition à la MEP présentant ses photographies était fermée, il a lancé le hashtag #ErwinWurmChallenge qui appelait ces followers d’Instagram à reproduire chez eux, à leur façon, ces fameuses One Minute Sculptures promettant des pauses drôles et incongrues. Une manière pour lui d’entrer à l’intérieur des chaumières et de pousser ces « regardeurs faisant l’œuvre[3] » à être acteurs de celle-ci. Là, la virtualisation reste présente, elle est la preuve du geste. Mais elle ne sert pas la vue, elle témoigne de l’action et du mouvement commandé pour qu’il y ait œuvre. Le regard appelle à l’action, une action chez soi, et s’en fait la trace.
Cette proposition par le regard, médiatisé par le virtuel des réseaux, d’autres artistes la considèrent non comme une fin en soi mais comme une invitation à vivre l’expérience réelle de l’art. Julie C. Fortier, artiste franco-canadienne, intégrant toute une poïétique de l’odeur dans ses productions, ne l’envisage pas autrement. Pour elle, le virtuel attise la curiosité, fait connaître et doit donner envie de vivre ses œuvres : « j’utilise les réseaux sociaux pour communiquer sur mes projets mais ce qui compte, c’est bien l’expérience physique de l’œuvre et le contexte qui la permet. On a tendance à oublier tout cela pour se concentrer sur le visuel. On se laisse duper parce qu’on pense qu’avec lui on est face à l’œuvre, mais non, on est en face d’une reproduction. Mais pour aller à l’art, vraiment, il faut dépasser le visuel. L’art s’adresse à tous les sens. La dématérialisation a ses bons côtés, évidemment, et je suis persuadée que ce confinement a été possible parce que la culture de la dématérialisation existe, mais il faut faire attention à ne pas s’y enfermer et à ne pas délaisser l’expérience. Roger Caillois dans Les Jeux et les Hommes disait quelque chose comme “les hommes du futur seront fortement communicants et faiblement rencontrants”, et je crois que c’est une chose à laquelle il faut continuer d’être vigilant ».
Le visible met à distance, ne laissant à l’appréhension de l’œuvre qu’une certaine forme intellectuelle insuffisante, les limites de la virtualisation le démontrent. D’ailleurs, peut-être que cette crise nous permet de constater que la définition d’un art que seul l’œil (et par lui l’esprit) détermine est arrivée à son paroxysme, et qu’elle ne suffit plus. L’œuvre doit être vécue, et si cela s’entend d’autant plus pour les productions qui ne peuvent s’activer sans la présence du corps, il en va de même pour tout travail, quelle que soit sa nature — Daniel Arasse l’argumentait très bien. L’artiste française Mathilde Denize l’exprime en défendant la nécessité d’un « avis physique de l’œuvre ». Celui-ci s’illustre d’ailleurs particulièrement justement à travers sa performance Haute Peinture (2019), où deux danseurs de la compagnie Suzanne et une amie proche, éloignée de cet art, portent des toiles de l’artiste modelées en costume. La peinture fusionne avec les performeurs, témoignant combien ce corps à corps physique est primordial à l’expérience artistique.
Le sujet de la physicalité de l’art et de son rapport direct ouvrant le champ perceptif de l’œuvre aux autres sens et au contexte de son appréhension n’est pas né d’hier. L’infra-mince de Marcel Duchamp orientant un art non rétinien a fait couler beaucoup d’encre, les réflexions de Lygia Clark sur la cohérence organique de l’expérience esthétique continuent d’inspirer les nouvelles générations et l’aura de l’œuvre théorisée par Walter Benjamin ne cesse d’être explicitée. Et pourtant, malgré le fait que le monde de l’art semble s’accorder sur cette nécessité de l’expérience réelle de l’œuvre, la dématérialisation de festivals, de foires et d’expositions menace. Le visuel virtualisable ne semble pas être la clé, mais tout le monde s’y engouffre.
S’ajoute à ceci des questions éthiques, bien souvent passées sous silence. « La virtualisation n’est pas biodégradable » rappelle l’artiste français Roman Moriceau « Toute production s’inscrit dans un cycle en balance avec un environnement global né de la matière. Or, s’il y a dématérialisation, il y a forcément en amont, une matérialisation, et cet univers du virtuel consomme. C’est très abstrait, car tout tend à nous éloigner de ce fait, mais il est important de garder à l’esprit que cette virtualisation a un coût écologique ». Pour Roman Moriceau qui pense des environnements artistiques où divers médiums appellent le plus vaste éventail sensoriel possible, l’artiste doit s’interroger sur la manière même dont il construit son œuvre et sa responsabilité dans la production même de ses œuvres : comment et avec quoi sont-elles-faites et pour quel public ?
L’œuvre qui ne se virtualise pas (ou mal) prend alors des
allures politiques. Elle s’oppose à un système dominant porté par un mouvement
encore massif nourrissant cette souveraineté de la visualité et propose des
alternatives motivées par un retour à l’expérience directe. Celle-ci
permettrait une forme de partage bien plus riche, car physique et donc
polysensorielle, que celle qui s’exprime dans la dématérialisation. Plus
question de penser l’art à distance, il faut s’y frotter. Il pourrait alors
être envisagé, comme cela se pense de l’agriculture, une relocalisation de
l’art avec l’ouverture de structures plus modestes mais aussi plus accessibles
que ne le peuvent être les grands musées. Nicolas Bourriaud semble par exemple
avoir considéré cette nouvelle façon de faire art en gageant une exposition
n’invitant que des artistes résidant à moins de 100 km de la Panacée, son
centre d’art à Montpellier. Voilà peut-être la promesse d’éprouver un art au
plus près de soi, par ce que propose le corps dans son ensemble et pas
seulement par ce que permettent moindrement les yeux.
[1] Voir à ce sujet Surveiller et Punir.
[2] Les grands penseurs esthéticiens du XVIIe siècle ont statué sur le fait que l’art était une question de beauté discernable seulement par la vue. Et bien que la déconstruction de ces lieux communs ait été grandement engagée depuis le XXe siècle, l’œil reste maître. Pourtant, d’autres esthétiques se théorisent doucement. Le parfumeur français Edmond Roudnitska, dans L’Esthétique en Question (1977), pense, par exemple, une esthétique olfactive.
[3] « C’est le regardeur qui fait l’œuvre » disait Marcel Duchamp.
Image en une : Mathilde Denize, HAUTE PEINTURE, performance présentée lors de la Nuit des musées au musée des beaux-arts de Dole et lors du lancement du magazine Figure Figure à la Fondation d’entreprise Ricard en 2019. Courtesy de l’artiste et galerie Pauline Pavec. Photo : Erwan Fichou
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- Du même auteur : Antoine Renard, Floryan Varennes, Nicolas Daubanes / Julie C. Fortier,
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