Yoann Thommerel
« Nous vivons dans un monde où tout est fait pour éviter les débordements, où tout est organisé pour que chacun reste à sa place. Pour moi, la poésie, c’est une forme de débordement[1]. » Pour Yoann Thommerel la poésie est un moyen de défier la norme, de questionner les cloisonnements et les modèles socialement convenus.
Sa poésie
se donne avant tout comme une mise en avant du corps, de son propre corps, par
le biais de la voix et de sa présence sur scène. Ses poèmes sont des partitions
en attente d’être lues, jouées et à chaque fois réadaptées au contexte de leur
présentation. Le texte écrit fonctionne comme un support, un moment d’un
processus qui n’est pas figé une fois pour toutes et qui se redéfinit en
permanence. Ses poèmes sont des « poèmes-refus[2] »,
des accumulations de pensées et d’états d’âmes qui débordent hors du cadre
littéraire et visuel attendu. L’importance d’agir ses propres poèmes, de les mettre en action, produit un
basculement de la poésie vers le champ de la performance et des arts visuels.
Le décentrement de la poésie vers le monde de l’art contemporain trouve sans
doute son origine dans le caractère interdisciplinaire et omnivore du milieu de
l’art mais également dans l’ouverture de la poésie vers les arts plastiques
avec l’émergence de la poésie-action. Dans un article paru dans Frieze, la poétesse et critique d’art
Quinn Latimer souligne que l’art et la poésie « traitent quotidiennement du monde des images —
sont, en fait, des mondes d’images. Il n’est donc pas surprenant qu’ils
puissent se toucher voire se refléter l’un dans l’autre ». Le poète et le critique d’art partagent,
selon elle, des compétences similaires et « une aptitude à ‘ouvrir’ ou à
‘déverrouiller’ » ce qui qui semble « fermé, muet, et n’a ni entrée
évidente ni description déjà existante[3]. » Yoann
Thommerel ne se définit pas comme un critique d’art mais ses liens avec l’art
contemporain sont multiples : il lui arrive, par exemple, d’écrire sur le
travail d’artistes contemporains (Yann Sérandour), de collaborer avec eux dans
le cadre d’une performance (Thu Van Tran), de présenter ses livres et de réaliser
des résidences dans des centres d’art (les Laboratoires d’Aubervilliers).
Ses incursion dans le champ de l’art contemporain semblent lui permettre une
autonomisation de l’objet-livre ainsi que la possibilité de s’emparer de
différents médiums comme la performance, l’image visuelle ou encore la vidéo.
Lorsqu’il écrit un livre, comme par exemple Mon corps n’obéit plus — paru en 2016, et dont le lancement a été organisé aux Laboratoires d’Aubervilliers — celui-ci n’existe jamais uniquement en tant que livre. À côté de sa vie d’objet, il possède d’autres vies, devient une performance voire une pièce qui tourne dans des théâtres. Le protagoniste du texte est un corps indiscipliné et réfractaire, celui de l’auteur mais au fond celui de tout le monde, aux prises avec des pulsions et des envies de désobéissance vis-à-vis des normes qui régissent notre vie quotidienne. Mon corps est traversé par un mouvement lent et inexorable d’insubordination, prêt à se transformer en acte terroriste :
« Mon corps marche dans la gare avec une valise à roulettes. Personne ne sait ce qu’il y a dans la valise à roulettes. Personne ne sait pourquoi mon corps s’arrête. Personne ne sait pourquoi il regarde autour moi comme s’il cherchait quelqu’un. Personne ne sait pourquoi il essaie d’avoir l’air normal. Personne ne sait s’il va vraiment monter dans un train. Personne ne sait quelles sont ses motivations profondes. Personne ne sait avec qui il parle au téléphone. Personne ne sait pourquoi il ne tient pas en place. Personne ne sait pourquoi il a le regard fuyant. Mon corps marche dans la gare avec une bombe à roulettes. Personne ne sait si c’est vrai. Personne ne prend la peine de vérifier. Ni moi, ni personne[4]. »
Personne n’arrive non plus à déchiffrer les mots qui deviennent au fur et à mesure moins lisibles. Le texte passe de la police Garamond à la police Mandinor dessinée par l’artiste Julien Priez : les lettres se dilatent, débordent de la page, faisant ainsi basculer le texte du côté de l’image. Dans ses poèmes, Yoann Thommerel brouille les frontières entre éléments textuels et visuels, jouant avec le formatage des modes de communication numériques. On pourrait voir cela comme une réponse au fait que « les mots ne sont pas seulement le médium dans lequel nous pensons mais aussi dans lequel nous vivons. Pour le dire autrement, peut-être que les mots sont nos nouvelles images[5]. »
L’année suivante au lancement du livre, les Laboratoires d’Aubervilliers l’accueillent une deuxième fois pour une résidence avec l’artiste Sonia Chiambretto. Dans ce contexte, ils donnent naissance au Groupe d’information sur les ghettos (g.i.g) dont le propos est d’explorer l’histoire et les dérives du mot « ghetto » afin d’analyser les mécanismes d’exclusion et de repli socio-politique. Pendant les trois ans de leur résidence à Aubervilliers, Yoann Thommerel et Sonia Chiambretto ont mis en place un travail de terrain rassemblant habitants, artistes et chercheurs autour de la constitution d’un fond documentaire extrêmement riche et hétérogène fait de supports textuels, visuels et vidéo. Ce fond qui demeure en permanente évolution a été créé à partir d’un protocole d’enquête imaginé collectivement et condensé dans la publication du Questionnaire élémentaire, un livre interrogeant notre rapport à l’altérité, au territoire et aux processus de construction identitaires. L’ensemble de récits qui émergea de cette recherche a ensuite pris la forme d’une pièce de théâtre intitulée Îlots présentée de la Comédie de Caen au Théâtre National de Strasbourg, du Théâtre du Nord (Lille) à la Joliette à Marseille.
Si ses textes prennent souvent vie
sur scène, Yoann Thommerel aime également investir l’espace de la revue qu’il
considère comme un terrain privilégié de mise en place d’expérimentations
partagées. Il participe à la création et et à la rédaction de plusieurs revues,
dont Grumeaux qu’il fonde en 2009
pour la maison d’éditions Nous, TXT
qu’il a contribué à réactiver après vingt-cinq ans de pause avec les poètes
Bruno Fran et Typhaine Garnier ou encore la collection grmx qu’il dirige depuis
2015 aux éditions Nous.
[1] http://maisondelapoesie-nantes.com/wp-content/uploads/2016/09/Yoann-Thommerel.pdf
[2] Yoann Thommerel, Mon corps n’obéit plus, Editions Nous, 2016, p. 33.
[3] Quinn Latimer, « The Poet as Critic », Frieze, 2013, https://frieze.com/article/poet-critic
[4] Yoann Thommerel, Mon corps n’obéit plus, Editions Nous, 2016, p. 75.
[5] Quinn Latimer, Arts Hearts Poetry, Frieze, 2014, https://frieze.com/article/art-hearts-poetry
Image en une : Yoann Thommerel,Envie de te (dit par la voix de Google translate), Festival MidiMinuitPoésie, organisé par la Maison de la poésie de Nantes au Lieu Unique, 2019
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- Du même auteur : Océane Bruel, Darja Bajagić, Louise Siffert, Norbert Bisky, F&M Quistrebert,
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