Christian Andersson
Smile and Say Time
Frac Normandie
14.05 – 04.09.2022
L’étymologie latine Textus nous rappelle que chaque texte est un tissu, une trame et l’exposition Smile and Say Time de Christian Andersson propose justement une exposition-texte, où les œuvres ne sont pas juxtaposées, mais complices dans une unité dont il nous faut chercher la substance. Elles créent un récit à mi-chemin entre récit historique ou récit d’anticipation. L’édifice du FRAC Normandie – ancienne usine des Transports Rouennais – est plongé dans une semi-obscurité. Par un éclairage parcimonieusement orchestré, les œuvres crèvent la pénombre, tels des personnages de théâtre sous les projecteurs. Humour et malice nous accueillent avec la photographie Pills. On y voit une boite de pilules bleues et rouges ouverte et renversée. Cela pourrait sembler bien anodin et c’est précisément la fausse simplicité qui pousse à s’approcher pour sonder l’œuvre dans son détail. La notice n’est pas celle d’un médicament classique, mais le récit d’un rêve. Le ton de l’exposition est donné par la main absente ayant laissé tomber cette boite de pilules, emportée par une overdose de rêve : le réel ne sera pas le décor de l’histoire que Christian Andersson souhaite que chacun se raconte. Tout au plus le réel offre une toile de fond flou et lointaine, utilisée et détournée afin de stimuler l’imagination du visiteur et l’emporter vers d’autres possibles. Smile and Say Time peut dans son agrandissement du réel rappeler quelques idées formulées par Jacques Rancière, telles que le probable ne saurait se réduire aux contours du réel. Au contraire c’est de l’élargissement du récit par la constitution de scènes – dans lesquelles chaque œuvre joue ici un rôle premier – que nos capacités à percevoir et ressentir le monde sont décuplées. Ainsi en balayant le premier espace du regard, celui se pose ensuite sur le fond vert qui accompagne l’œuvre Marrow. Ce fond vert – attribut de l’univers cinématographique – se propose comme un potentiel support à la projection du rêve évoqué précédemment ou simplement comme celui de l’ombre projetée d’un tesseract brandi par cette statue aux allures humaines. Offrant son dos sculpté au visiteur, cette copie en plâtre du Transi de l’église Saint-Étienne à Bar-le-Duc, œuvre de la Renaissance, est tout entièrement tendue dans une position peu naturelle au service de l’élévation de cette forme géométrique. Dérogeant à l’une des conventions théâtrales, telle qu’un comédien ne peut tourner le dos au public, la fausse pudeur nous pousse à faire le tour de la statue pour la découvrir écorchée et demi-morte. La position du corps relève presque du sacrifice pour l’immortalité de l’idée et du concept géométrique. Avec cette somme de détails insolites et l’éclairage de ce cube au carré, l’esprit franchit d’un pas encore plus marqué et résolu les limites du tangible. Le fond vert – celui-là même qui permet d’incruster des décors fantastiques – devient alors une porte qui nous ferait passer dans une quatrième dimension et éclate nos certitudes quant à la délimitation de nos perceptions, ainsi que de nos espaces mentaux et intérieurs.
À ce stade, Column Shred, les colonnes architecturales en papier suspendues et traversant verticalement l’espace supplantent leur matérialité et leur bi-dimensionnalité. Nos sens s’y perdent et l’on accepte volontiers d’y voir plus que de simples feuilles imprimées imitant des colonnes doriques. Si l’imagination s’emballe ces colonnes broyées deviennent alors les vestiges d’un temps passé, antérieures au temps présent de l’exposition, des ruines autour desquelles aurait pu être construit cet espace du FRAC Normandie. L’ombre de la science-fiction qui plane dans l’exposition se précise avec aplomb en ébranlant les dimensions traditionnelles. L’artiste convoque d’ailleurs une référence littéraire déroutante du XIXe siècle, Flatland ou Le plat pays, œuvre de Edwin Abbott Abbott, qui met en scène un monde plat bouleversé par l’introduction d’une sphère.
Chaque œuvre qui se dévoile creuse un peu plus l’énigme de la préexistence des gestes et entérine le doute quant aux délimitations des œuvres et des espaces. Avec Atomizer, une barre de strip-tease existe – entourée de mains sans corps – dans l’espace photographique, et le transcende en sortant du cadre avec une présence matérielle dans l’espace, invitant alors peut-être nos propres mains à s’en saisir.
La série Cache nr qui attend le visiteur à l’étage met elle aussi à l’épreuve notre rapport aux dimensions et nos repères dans l’espace. Ces collages sont composés d’images aléatoirement choisies et assemblées, glissées entre des blocs en plexiglass. L’espace interstitiel devient alors le centre qui permet à notre œil de se perdre dans ces sortes de mini-gifs. Initialement planes, les images deviennent par leur superposition de véritables objets en 3D, images sculpturales sous nos yeux mais aussi narration mentale. Christian Andersson fait appel à notre mémoire collective avec des images que nous n’avons jamais vues mais qui par la puissance des médias et d’internet nous sont pourtant familières, comme le crash d’un avion associé par hasard à une pollinisation artificielle. Comme un scramble d’image cette série manifeste la mise en tension entre l’espace réel et l’espace numérique et leurs différents vecteurs d’images, de données et de communication. Il est d’ailleurs amusant de regarder l’œuvre Endloser Morgen, datant pourtant de 2010 avec un œil contemporain, marqué par les interfaces de réseaux sociaux tels Instagram. Cette œuvre composée d’une photographie encadrée d’une photographie encadrée crée un jeu de cadres, et nous plonge dans une superposition d’espaces rectangulaires. L’image dans l’image n’a pas été inventée par les réseaux sociaux, c’est un infini géométrique intemporel, qui au regard des logiques de repartage de stories d’Instagram revêt alors une esthétique numérique nouvellement codifiée.
L’exposition s’achève dans un paroxysme science-fictionnel avec l’œuvre Fountains. Référence évidente, au ready-made iconique de Marcel Duchamp, il s’agit ici d’une parabole hors d’usage. Récepteur devenu réceptacle de gouttes d’eau quasiment imperceptibles, si ce n’est par la trace qu’elles laissent à la surface de l’eau comme une onde qui se propage. Vétuste, présentant des traces de rouilles et de sédimentation, cette antenne-fontaine non-fonctionnelle nous transporte dans un futur plus ou moins proche, assurément inquiétant puisque des objets aujourd’hui familiers ont alors perdu sens et signification. Fuite en avant ou encore fiction technologique, l’atmosphère de l’exposition peut faire écho aux contours théoriques de l’hyper-réalité et de la science-fiction développés par Jean Baudrillard dans Simulacres et simulation. Le philosophe de la postmodernité affirme ainsi que « l’abstraction n’est plus celle de la carte, du double, du miroir ou du concept. La simulation n’est plus celle d’un territoire, d’un être référentiel, d’une substance. Elle est la génération par les modèles d’un réel sans origine ni réalité : hyper-réel. » Plus encore cet espace hyper-réel pour Baudrillard est débarrassé d’une quelconque notice et « le territoire précède la carte ». C’est exactement ce que Christian Andersson réussit à faire advenir dans l’exposition. Avec ingéniosité et par le recours à des trompe-l’œil et des « trompe-l’esprit » le réel éprouvé dans l’espace d’exposition laisse la place à un désert où toutes les spéculations sont possibles.
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Image en une : Christian Andersson, vue de l’exposition « Smile and Say Time » au Frac Normandie à Sotteville-lès-Rouen. Photo : Clérin-Morin Photographie
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- Du même auteur : Francisco Tropa, Charlotte Khouri, Tiphaine Calmettes, Azzedine Saleck, François Dufeil,
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