François Dufeil
CHLAAAK TUUUNG FIIIIIIT
22.01 – 12.03.2022
La Graineterie, centre d’art de la ville de Houilles
CHLAAAK TUUUNG FIIIIIIT. Le bruit de la terre crue, le bruit des baguettes, le bruit de la racle. Des bruits intriguants, qui peuplent l’exposition de François Dufeil, qui évoquent une forme de lâcher-prise ou encore de fusion. François Dufeil propose à la Graineterie une exposition résolument ancrée dans le faire et pétrie de mouvements divers. Cette mise en mouvement n’est pas conditionnée par la pensée logistique expansionniste et systématique. Au contraire, l’exposition est actionnée par des flux laissant au hasard une place à la contingence, une légitimité. Avec simplicité, échappant aux impératifs de performance, François Dufeil ouvre la porte à tous les possibles.
Les « sculptures-outils » créées et les installations protéiformes qu’elles composent sont autant d’expériences spéculatives. À partir d’un point de départ fondé et techniquement défini, l’artiste laisse advenir. Le grenier de La Graineterie est imprégné de la légèreté et de la souplesse dont fait preuve François Dufeil dans son travail. Se réappropriant l’histoire et la technique de la sérigraphie, il crée une presse inédite et innovante. Cette dernière n’est plus horizontale, mais bien verticale : c’est un renversement malicieux, une hypothèse initiale dont découle une suite soutenue de « Et si ? ». Et si la presse devenait verticale ? Et si l’écran synthétique était remplacé par de la soie ? Et si l’émulsion photosensible était remplacée par de la cire ? Et si une artiste était invitée à créer une forme dans la cire pour dessiner un bouche-pore ? Et si l’encre était remplacée par des pigments naturels obtenus manuellement ?
L’espace nous donne à voir les différents processus de la naissance et la construction d’une image, et documente les étapes de cette expérience spéculative et aléatoire jusqu’aux images définitives sérigraphiées à même les murs. Étapes ou réactions en chaîne, elles s’accompagnent d’une évidence accidentelle ou tout simplement imprévisible : le charbon et le cuivre entretiennent le mystère de leurs réactions chimiques, et les couleurs finalement obtenues – une gamme de noirs, marrons et verts – n’ont pas été prédéterminées. Chez François Dufeil, les agents naturels utilisés ont leur juste place et leur autonomie propre.
De ses couleurs se détachent une forme – dont le rapport d’échelles a été truqué – dessinée avec de la cire chaude par Eva Nielsen à même la soie. Cette forme et le processus technique et créatif qui la précède induisent des répétions, des variations, autant de strates temporelles, presque des traces archéologiques. Fixée sur les murs, elle est pourtant dotée d’une force sculpturale, parcourue d’ombres et de reflets, selon les points de vue adoptés. Ses intensités ne sont ni uniques, ni uniformes, mais bien propres aux perceptions de chacun.
La perméabilité du travail de François Dufeil à autrui est partie intégrante de sa démarche. Il propose des intuitions initiales pouvant être complétées à l’usage ou par nos perceptions et, plus encore, il invite d’autres artistes à prendre une part active au processus de création.
L’exposition à La Graineterie illustre un principe remarquable du travail de François Dufeil, nourrie par une grande générosité : l’artiste conçoit en effet des pièces qui peuvent être pensées à plusieurs, mises en pratique collectivement, expérimentées, éprouvées par d’autres. La verrière de La Graineterie propose ainsi plusieurs pièces qui composent alors un ensemble de sculpture-outils sonores, pensées en complicité avec Charles Dubois. Un petit orchestre, qui flirte entre l’inattendu et l’insolite, composé d’éléments empruntés à la sphère industrielle : joyeusement se mélangent et se répondent des bombonnes de gaz, des chambres à airs ou encore des robinets fondus.
La genèse de cet orchestre est la sculpture Close sous pression 2, activée par des transferts d’eau et de pression d’une bouteille de gaz à une autre, ou d’un extincteur à un autre. Charles Dubois joue avec les différentes pressions et temporalités d’écoulement. Les sons obtenus dépendent des transferts de matières, cachées à l’intérieur des éléments. C’est une piste sonore océanique, avec des tonalités parfois cristallines. Lui répondent les percussions sur les disques en laiton de Vases d’expansion. Cette œuvre, composée de robinets fondus, produit des sons proches du carillon, une libre interprétation par l’artiste du xylophone.
Enfin, une troisième sculpture-outil, Cu2+ – sablier ou tambour –, vient compléter l’ensemble polysonique avec des tonalités plus basses. Ces cuves viticoles augmentées de chambres à air et de toile de cuir, produisent des sons graves et complètent ce voyage sonore déroutant, potentielle évocation d’une exploration aquatique.
Cette puissance sonore est l’un des ressorts de la vivacité de l’exposition, qui est réellement vivante : elle stimule nos sens, habite le lieu atypique dans une synergie naturelle, incarne un ici et maintenant précieux et saisissant de finesse, convoque des interactions et des activations avec d’autres créateurs.
Outre Eva Nielsen, invitée pour Presse à poussières, et Charles Dubois, pour l’activation des pièces sonores, Victor Alarçon & Anaële Gnidula ont été conviés à activer Poterie centripète. Ce tour de potier, dont la structure a été créée avec minutie et grâce à des considérations d’ingénierie, permet à Victor Alarçon de réaliser des poteries dans l’espace. Le potier, penché dans un savant équilibre sur le tour, peut compter sur un accord parfait entre force humaine et force cinétique pour déployer ses gestes.
Cette harmonie des forces illustre avec précision les convictions profondes qui habitent le travail de l’artiste, et notamment la recherche pour des manières renouvelées d’être au monde. À l’inverse des procédés de production industrielle automatisés, François Dufeil nous rappelle que le geste humain ne peut être totalement évincé. Son travail témoigne d’une volonté de s’extraire des logiques parfois aliénantes que nous entretenons avec nos objets et nos machines. Ces œuvres portent la noble ambition de contraindre la machine à l’impulsion humaine. Dans la continuité de ce pas de côté, et sans pour autant prôner la suprématie humaine, François Dufeil nous replace au cœur des éléments naturels : le feu, l’eau, l’air, la terre. C’est une affirmation éclairante quant aux relations que nous devrions entretenir avec cette nature dont nous dépendons. L’artiste, avec poésie et espièglerie, rééquilibre les rapports de force et hiérarchies traditionnelles que nous impose le productivisme capitaliste.
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Image en une : Vue de l’exposition CHLAAAK TUUUNG FIIIIIIT de François Dufeil © Marc Domage
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- Du même auteur : Francisco Tropa, Charlotte Khouri, Tiphaine Calmettes, Christian Andersson, Azzedine Saleck,
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