Jean-Pascal Flavien
Depuis une quinzaine d’années, Jean-Pascal Flavien construit de drôles de maisons un peu partout dans le monde, de Rio à Berlin, de Pougues-les-Eaux à Monaco. S’il fallait se contenter d’une définition sommaire, ses architectures pourraient être définies comme des maisons-sculptures ou des sculptures habitables, et c’est vrai qu’elles possèdent toutes les fonctionnalités qui caractérisent un habitat, même si les conditions de cet habitat apparaissent plutôt spartiates : un toit, des murs, quelques meubles, une salle d’eau (pour référer à un lexique un peu désuet mais qui donne bien le ton minimal qui caractérise ce poste au sein des divers projets de l’artiste). Pareillement, les « maisons » de Flavien possèdent les attributs d’une sculpture si l’on s’en tient à une définition assez classique, une définition qui n’a cessé d’alimenter les débats tout au long du xxe siècle après que les préceptes d’un Lessing eurent continué à produire leurs effets. Ce dernier distingue en effet deux grandes catégories de disciplines selon que l’on a affaire à des objets statiques ou en mouvement et la grande affaire est bien celle du temps qui les sépare irrémédiablement1. L’appartenance à la sculpture impliquerait une immédiateté dans l’appréhension de l’objet et les diverses stratégies mises en œuvre tout au long du siècle dernier tournent autour de cette possibilité de saisie instantanée. La concomitance entre l’inertie spatiale de l’objet sculptural et le système d’évaluation de ce dernier qui trouvera son apogée dans le modernisme d’un Brancusi ou d’un Naum Gabo ne pourra aboutir à sa plus grande efficacité qu’à condition d’exprimer clairement la rencontre entre épurement de la forme et intelligibilité du process2. À partir de Duchamp, le principe de présentation prend le pas sur l’intériorité de l’œuvre tandis que le regardeur acquiert une situation privilégiée. Ce détour par l’histoire de l’art récente nous apparaît nécessaire pour aborder le travail de Jean-Pascal Flavien parce que la pratique de ce dernier s’inscrit dans un long processus qui a vu la sculpture fortement secouée dans ses soubassements et passer d’un régime d’immobilité à une dialectique de l’objet et du regard qui la libère de ses présupposés du siècle précédent.
Vieux débats, nouveaux enjeux
La définition d’Ad Reihnardt, « une sculpture, c’est ce contre quoi on se cogne quand on recule pour regarder une peinture », derrière ses airs de boutade, se réfère à une vision tenace de la sculpture, celle qu’on envisage comme un objet massif, volumineux et inerte. Le contrepied de Klein, avec son exposition « du vide » et sa tentative de ramener la sculpture du côté de l’immatériel et du léger plutôt que du tangible et du dense, prend ici tout son sens en nous faisant envisager la possibilité de renoncer à tout peuplement de l’espace muséal ou marchand par des objets confinés dans l’espace. En déconstruisant la relation qui lie l’œuvre à son système de présentation, Klein met en crise le fonctionnement du système des beaux-arts et de son pendant marchand : ce qu’il y a à voir, ce ne sont plus des perles dans leur écrin, c’est l’écrin lui-même en tant qu’outil sophistiqué de valorisation de l’œuvre-marchandise3. Cette référence inattendue à l’artiste judoka (encore que la couleur de la folding house soit pour le moins troublante) permet cependant de faire le lien avec la pratique de Flavien. À la fois contenant et contenu de l’œuvre, les maisons-sculptures, en organisant et en délimitant leur propre espace de monstration et de présentation, rendent caduques les habituels modes d’appréhension des objets sculpturaux ainsi que leur éventuelle inclusion dans le système marchand. D’une certaine manière, on peut estimer que les attributs traditionnels de la sculpture, l’absence d’utilité et la délimitation d’un volume plus ou moins stabilisé, n’opèrent pas chez Flavien. Intuitivement, le concept de maison sculpture apparaît comme paradoxal en ce qu’il entremêle une dimension fonctionnelle, l’habiter, et une dimension non utilitaire, celle de l’esthétique.
Habiter la sculpture
Aussi, pour aborder ce qu’il convient de nommer par défaut ses sculptures habitables, il faut envisager un autre socle conceptuel que celui qui régit les habituels rapports entre l’architecture et la sculpture, par exemple, ou entre l’espace et la sculpture, ou encore entre une « habitabilité esthétisée » et des préoccupations plus anecdotiques qui relèvent de l’architecture intérieure, de la décoration, du mobilier, du design, si tant est que l’on puisse reléguer ces préoccupations à des considérations anecdotiques à l’heure où l’Ikéaisation de la planète impose ses standards domestiques de manière bien plus intrusive et plus universelle que ne l’aurait jamais imaginé n’importe quel architecte moderniste. Même si l’artiste se défend de vouloir rejouer ce débat (du modernisme), il faut quand même reconnaître que ses maisons ont quelque chose à voir avec le caractère spartiate des unités d’habitation de Le Corbusier : une gamme colorée restreinte, une semblable épuration du mobilier, des structures plus à considérer comme des matrices générant des formes dérivées que des contenants destinés à accueillir des éléments exogènes comme peuvent l’être des meubles, des bibelots, des œuvres d’art… Sauf que, dans leur principe même, les divers projets d’habitation de Flavien sont radicalement différents de ceux du « Corbu », par exemple parce qu’ils ne visent définitivement pas la longévité ni la collectivité à la base de l’utopie corbuséenne. Là où l’architecte suisse prétendait vouloir régir dans la durée l’exercice quotidien de la cohabitation collective et son organisation rationnelle, les maisons de Flavien sont avant tout des machines isolées, non reliées et destinées à un habitat restreint : là où la star des architectes modernistes visait l’impossible embrigadement d’une population hétérogène, les maisons de Flavien obéissent à une logique de rareté et d’individualité, elles ne sont aucunement destinées à servir de modèle pour des modules répétables à l’infini. L’unité d’habitation du Corbusier, ce n’est pas celle de ses duplex mais bien celle de la cité dans son organicité même. L’unité d’habitation de Flavien, à l’opposé, est une construction isolée, autonome : ce dernier conçoit et réalise ses maisons dans les interstices de l’existant, éphémères vacuoles de la métropole4. Chacun de ses projets possède une logique propre, une destination unique : habiter une de ses maisons, c’est comme jouer d’un instrument. Ainsi la breathing house est une maison à géométrie variable — d’où son nom — qui se déploie et se replie selon le bon vouloir de ses habitants : les murs se déplacent, les axes de passage se modifient, le mobilier de jour prend la place de celui de la nuit à l’aurore, etc. La maison toute entière est modifiable dans sa configuration intérieure et extérieure, aussi fait-elle fortement penser à un instrument à vent, un trombone à coulisse. Le viewer, réalisé au Brésil en 20075, possédait déjà toutes les caractéristiques qui allaient définir les maisons à venir : une destination unique qui est d’orienter le regard, une habitabilité optimisée pour une seule personne, une localisation improbable et, surtout, un lien puissant au langage via, entre autres, une série de publications issues des brefs séjours des résidents. Mais il ne s’agit plus de répondre à la question angoissante de l’organisation collective de la multitude : les maisons de Flavien sont, en matière de confort, très peu apprêtées, on peut même parler de degré zéro. Lorsqu’un Corbusier, ou tout autre architecte répond à la question de l’habitat, c’est pour lui imprimer spontanément une dimension économico-fonctionnelle assourdissante ; lorsque Flavien assigne une quelconque destination à ses projets, ce sont des injonctions inattendues, déroutantes, comme celle de lire, de dessiner, de parler, de danser6 : ainsi de la two persons house qui, comme son nom l’indique, est avant tout destinée à faire cohabiter deux personnes. Ses espaces distincts, soigneusement délimités et colorés de manière antagonique, en rouge et en bleu, font l’effet d’un jeu de lego géant, les éléments venant s’imbriquer et se recouvrir tandis que les deux « jeux » de mobilier, cubique et / ou parallélépipédique, sont possiblement déplaçables par chacun des deux joueurs : bien sûr, tout semble ici porté et poussé par l’idée d’un dialogue et d’une confrontation pacifique entre les deux habitants, les objets qui remplissent l’espace étant plus des embrayeurs pour un dialogue potentiel que du mobilier meublant. Quand bien même semble prédominer une dimension parfaitement individualiste dans les projets de Flavien, sortes de cavernes qui invitent au retrait, à l’isolement, ce repli apparaît bien plus libératoire d’une énergie créatrice et d’un vivre ensemble que n’importe quelle projection utopiste issue de la pensée moderniste.
Embrayer
La métaphore de l’instrument correspond parfaitement aux maisons de Flavien car chacune d’entre elles semble pensée pour une pratique solitaire ou pour deux joueurs maximum. Mais la métaphore musicale ne peut guère fonctionner au-delà de la question de l’usage : les maisons-instruments de Flavien ne sont pas mises à disposition avec une partition ad hoc, qui équivaudrait à un mode d’emploi. C’est aux hôtes, recrutés par l’artiste selon des principes d’affinité, qu’il échoit de mettre en musique leurs séjours éphémères. Aussi, avec ses maisons sculptures, Flavien nous ramène vers la question du langage : ces dernières ont pour fonction de susciter la parole, une parole qui prolonge leur action en les infiltrant. Plus que le langage encore, c’est le rapport à la parole qui est invoqué et souhaité car, contrairement au langage, la parole est vivante et incarnée, bien qu’elle s’appuie sur le rapport au lexique et à la structure grammaticale. Et comment convoquer la parole autrement que dans une dimension poétique, évanescente, lorsqu’on ne s’avise pas de conserver matériellement d’éventuelles productions langagières ? Il est tentant de considérer les dispositifs de Flavien comme des caissons d’amplification du sensible, des sortes de studios destinés à provoquer une parole libérée et flottante, en dehors de toute volonté d’archivage. Le concept d’embrayeurs, ces mots qui, dans la langue, facilitent les liaisons entre les diverses groupes signifiants et rendent possibles la constitution du sens, peut aussi servir de clé de lecture pour les maisons de Flavien, même si, en linguistique, la notion d’embrayeur occupe une position bien déterminée, leur déplacement dans l’ordre de l’habiter semble ici pouvoir s’appliquer. Toujours est-il que la dimension sculpturale du projet de Flavien a du mal à tenir dans une définition restreinte de la sculpture, celle qui hérite des débats du modernisme et du post-modernisme. À la frontière de problématiques architecturales dont ils ignorent superbement l’essence collective, les projets de ce bâtisseur entretiennent un rapport complexe avec la sculpture dont ils font singulièrement évoluer la définition vers des rivages beaucoup plus animés et en prise avec les regardeurs / usagers : c’est la définition même de ces derniers qui en est radicalement modifiée puisqu’il est définitivement impensable de les considérer comme un simple public. Les « sculptures » de Flavien exigent une approche beaucoup plus intense que celle à laquelle on nous habitue depuis le siècle dernier : pour pouvoir les appréhender « en vrai », il faut pouvoir les habiter, apprendre à en jouer, à parler leur langue, il s’agit donc d’aller beaucoup plus loin que de pratiquer une simple appréhension intellectuelle ou une simple évaluation formelle et psychologique entre un objet pourvu d’intelligence et d’intentions et un regardeur qui le contemple.
Démasquer
Les foldings houses, comme celle qui vient d’être érigée dans le jardin de la Villa Paloma à Monaco, représentent une nouvelle avancée, un degré supplémentaire de complexité dans l’œuvre de l’artiste berlinois. Bien que les projets antérieurs aient déjà été largement dédiés au langage, comme la no drama house ou la two persons house où les lignes de meubles formaient de véritables phrases suivant un quasi enchaînement syntaxique, avec les foldings houses, Flavien poursuit cet investissement du domaine de la parole : ici nous ne sommes plus face à divers éléments de langage, divers mots d’un vocabulaire métaphorique agencés de façon à composer une « phrase », comme Guy de Cointet dispose les objets scéniques dans ses fameuses performances Tell me (1981) ou Ethiopia (1976). Avec les foldings houses, l’artiste dit vouloir aller au-delà de cette articulation de l’espace que l’on retrouve dans les projets précités : désormais, c’est la parole (suscitée, provoquée lors d’événements ou simplement contingente au simple fait d’habiter et de partager un espace d’habitation) qui va constituer l’espace « supplémentaire » des maisons et prolonger l’espace tangible qui se présente, lui, sous sa forme sculpturale. Les deux espaces se prolongent, s’enchevêtrent, l’immatériel venant se superposer au physique et l’informer. Mais les foldings houses sont à l’origine de véritables masques7 qui, en se dépliant et se déployant deviennent murs, ouvertures, piliers, etc. Nous avons vu précédemment comment les maisons de Flavien pouvaient être comparées à des instruments de musique : ici, la maison-masque devient le propagateur d’une parole fortement revendiquée et mythifiée, amplifiée par la force du dispositif tout entier et chargée de toute la symbolique du masque à travers l’histoire et l’histoire de l’art.
De fait, si l’on prend un peu de recul, habiter cette maison revient à habiter un énorme haut-parleur, l’amplificateur métaphorique d’une parole habitée et qui l’habite. Bien sûr, le rapport avec la statuaire africaine et les arrière-plans identitaires et psychologiques viennent compliquer l’appréhension de l’œuvre en la chargeant de strates supplémentaires de lecture mais, déjà, la « simple » considération de la folding house en tant que maison qui « parle » et qui est parlée par ses habitants à travers la simplicité et la force de son dispositif suffit à nous la rendre plus qu’enthousiasmante et à raviver de vieux débats autour de la sculpture.
1 « C’est ainsi qu’à la question : “Qu’est ce que la sculpture ?”, Lessing répond en affirmant qu’elle est un art qui a à voir avec le déploiement des corps dans l’espace. Et, poursuit-il, cette caractéristique spatiale ne doit pas être confondue avec les caractéristiques essentielles des formes d’art qui, telle la poésie, ont le temps pour médium ». Rosalind Krauss, Passages, Une histoire de la sculpture de Rodin à Smithson, (1977), 1997, Macula, p. 6.
2 « Le sens de la plupart des objets d’art s’inscrit dans le réseau des idées et des sentiments personnels du créateur, investi dans l’œuvre par un geste d’auteur, et dès lors transmis au spectateur ou au lecteur. L’œuvre traditionnelle est donc comme une vitre transparente, une fenêtre par l’entremise de laquelle les espaces psychologiques du créateur et du spectateur communiquent. » Rosalind Krauss, op. cit., p. 87.
3 « La dimension sacramentelle de cet espace se révèle alors pleinement, et avec elle une des grandes lois projectives du modernisme : à mesure que le modernisme vieillit, le contexte devient le contenu. En un singulier retournement, c’est l’objet introduit dans la galerie qui “encadre” la galerie et ses lois ». Brian O’Doherty, White cube, l’espace de la galerie et son idéologie, (1976-1986), 2008, jrp ringier, p. 36.
4 La no drama house a été construite dans le jardin d’une galerie à Berlin : cette lamelle d’habitation large de seulement un mètre cumule résolument les problèmes architecturaux et domestiques dans une volonté délibérée de les laisser en plan. Maison à problème au départ, elle finit par désactiver l’idée même de problème, comme souvent dans la vie cela arrive quand on renonce à les résoudre…
5 Le viewer a connu une deuxième actualisation pour Art Basel Statement en 2008. Le viewer, architecture légère, prend place à l’intérieur d’un dispositif plus complexe de dessins, de publications et de vidéos qui l’encadrent et l’enrichissent.
6 Le projet que réalise Flavien pour la biennale de Rennes, dancers sleeping inside a house, consiste en une maison dédiée à la danse ; après la breathing house et la two persons house, cette dernière prolonge le concept de maison instrument pensée pour une pratique privilégiée. Pour la maison rennaise, une vraie collaboration chorégraphique (avec le musée de la danse) sera mise en place avec une séquence d’inspiration-répétition selon une partition préréglée pour un danseur durant la nuit suivie d’une phase de rendu au public dans la journée.
7 Dans son texte dédié à la folding house, Marie de Brugerolle revient sur la genèse de cette dernière : de banales feuilles d’aluminium percées d’ouvertures qui, une fois agrandies et déployées, deviendraient la maison elle-même. Ces feuilles, teintées du même bleu que celui de la maison, une fois remises à la verticale et accrochées au mur, se muent en masques rappelant les fameux masques africains qui, de Picasso à Paul McCarthy (que Flavien a pu croiser lors de ses séjour à Los Angeles) n’ont cessé d’inspirer les artistes du xxe siècle. Nul doute que la réinterprétation qu’en fait Flavien s’inscrit dans un principe de réévaluation de ces derniers. De fait, il est essentiel de penser le projet monégasque comme le déploiement d’une maquette aux contours de masque africain mais qui porte en elle ses nombreuses stratifications sémantiques et mises à jour formelles. (cf. Marie de Brugerolle, in catalogue Construire une collection, Nouveau Musée de Monaco, 2015, p.129-131.)
- Publié dans le numéro : 79
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- Du même auteur : Jack Warne, Yan Tomaszewski, Mondes nouveaux, Kristina Solomoukha, Alun Williams,
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