Mon Nord est ton Sud
Your North is My South, Museum für Neue Kunst, Freiburg im Breisgau, 28.04 — 7.10.2018
Mon Nord est ton Sud, Kunsthalle Mulhouse, 13.09 — 11.11.2018p
Comme vérifiant le principe qui unit leurs projets d’exploration de la possible influence des espaces — physiques ou virtuels, fictifs ou réels — sur la perception humaine, les deux expositions qui composent « Your North is My South / Mon Nord est ton Sud » sont extrêmement différentes. Présentées dans deux espaces situés à une petite cinquantaine de kilomètres l’un de l’autre, un musée côté allemand et un centre d’art côté français, elles ne jouent ni d’une factice symétrie ni d’une linéaire continuité mais plutôt d’un parallélisme transfrontalier. Et la question de la frontière irrigue en effet un certain nombre d’œuvres qu’elles réunissent, du Border musical de Chto Delat qui narre le récit d’un couple qui ne résistera pas aux différences culturelles — le Nord de la Norvège où réside l’homme et la Russie d’où vient sa femme ont beau n’être qu’à quelques kilomètres de distance,les mœurs et conceptions de leurs habitants diffèrent assez radicalement, ils sont ici notamment mis en scène au regard du respect de la femme et de l’éducation des enfants, avec l’enfant enlevé à sa mère car ils se crient mutuellement dessus et qu’elle le laisse fumer des cigarettes tandis que son mari idéal s’effiloche dans son esprit, celui qui « ne boit pas, ne bat pas ses enfants, respecte les femmes et part travailler en voiture comme s’il partait en vacances », comme elle dit — aux délicats documentaires deGil & Moti, notamment. PourThe Dutch Volunteers, vingt ans après les débuts d’une collaboration mêlant aussi étroitement que possible leur pratique et leur vie, ces derniers ont d’abord dû se défaire de leur nationalité. Leur projet était en effet de se porter volontaires d’une ONG travaillant en Cisjordanie et de participer ainsi aux chantiers de construction de maisons et dans une colonie israélienne, et dans des villages palestiniens. Sans dissimuler leur identité d’artistes, d’ex-Israéliens, de Juifs et de couple gay, ils documentent leurs rencontres et collaborations en vidéos et photos réalisées à l’iPhone. Reconstruire le détruit d’un côté, construire écologiquement de l’autre, les chantiers se suivent mais ne se ressemblent pas. Défendre son espace, ses murs. Choisir son mortier pour mieux adhérer à sa conception de la liberté. Dans chacune des conversations des artistes avec des habitants de ce territoire de la taille d’un département français, les mots freedom et paradise reviennent régulièrement. Les points de vue se croisent, s’entrechoquent à l’écran à défaut de former une discussion irl. Mêmes les projections sont présentées dos à dos. Au spectateur alors d’éprouver l’impossibilité de l’espace entre les deux écrans.
Toujours à Mulhouse, la Brésilienne Clarissa Tossin superpose aux images de deux étonnants films tournés l’un à Belterra, un village situé dans la forêt amazonienne, et l’autre à Alberta, petite ville du Michigan, des vues de rues et de maisons imprimées sur papier découpé. Lorsqu’il s’agit du film tourné à Belterra,les photos détourées sont celles de maisons d’Alberta, et inversement.Les similitudes sont confondantes.Dans ces deux villes-entreprises, toutes deux fruits du désir d’Henry Ford et édifiées au milieu des années trente, tout est identique, des noms de rues aux plaques qui les portent, du bois blanc des habitations à la peinture verte qui en décore les montants des fenêtres. Si la plantation d’hévéas et la Ford forest, bien que distantes de quelque huit mille kilomètres, servaient toutes deux à produire des matériaux qui se retrouveraient plus tard sur les chaînes de montage du célèbre modèle T, elles n’étaient donc pas uniquement reliées par le labeur des ouvriers de l’entre-deux-guerres, mais aussi par la démonstration d’ubiquité d’un entrepreneur à qui il ne semblait pas incongru d’exporter le mode de vie du Midwest au beau milieu de l’Amazonie.
À proximité, la commissaire et directrice de la Kunsthalle, Sandrine Wymann, a judicieusement disposé la tronçonneuse en ébène reçue par l’artiste belge Maarten Vanden Eynde contre la sienne, une « vraie » Stihl, lors d’un troc avec un artiste camerounais qui a donné aux deux parties l’impression de profiter de la situation. Et si la version non mécanique a rapidement pris place dans une collection privée via un passage sur un stand de foire internationale d’art, l’« originale » a fait passer son nouveau propriétaire du statut d’artiste « local » à celui de marchand de bois, de fournisseur des autres artistes « locaux ». I Want That You Want What I Want That You Want en souligne le titre. Cependant point de circularité ici, les deux mondes de l’art n’interfèrent pas au-delà de l’échange initial.
Cinq ans plus tard, la réciprocité économique devient plus évidente avec les Malachite Mobiles. Maarten Vanden Eynde propose alors en effet à des sculpteurs camerounais qui produisent des petits animaux et autres cendriers souvenirs en malachite de réaliser des reproductions de téléphones portables dans cette pierre notamment source de cuivre, métal dont on sait qu’il forme quelque 12% du poids de nos mobiles. Mais la malachite, traditionnellement utilisée médicalement comme symboliquement depuis la plus haute Antiquité, est aussi, en lithothérapie contemporaine, dite absorbante des ondes électromagnétiques. Et les ironiques petits objets que sont ces téléphones de pierre peuplent désormais les étals des marchés de république démocratique du Congo aux côtés des éléphants miniatures.
De l’autre côté de la frontière, donc, c’est la partie non physiquement située de l’espace virtuel qu’ont choisi d’examiner les curatrices Elena Frickmann et Christine Litz — cette dernière dirigeant le Museum für Neue Kunst. Réseaux sociaux et marchés financiers influençant le cours de l’histoire des désastres illustrée par Michael Bielicky & Kamila B. Richter, flux d’informations sans échappatoire dans l’installation en réalité virtuelle de Patrick Alan Blanfield, rencontres avec les hologrammes de Musulmans racontant leur expérience du sol étatsunien orchestrées en réalité augmentée par Asad J. Malik : latonalité mélancolique de l’exposition se trouve toutefois contrebalancée par l’imposante série d’œuvres qui forment Blockchain Future States de Simon Denny et, surtout, parune petite phrase de la vidéo de Louise Druhle, une mention du protocole open source de pair à pair nommé IPFS comme un nouveau possible des internets, un retour aux sources purement décentralisées du réseau.
Image en une : Gil & Moti, Truth Is Stranger than Fiction, 2014-2016. Video still : Jewish Settlement, West Bank. Vidéo deux canaux, full HD, 16’ synchronisée. Courtesy Gil & Moti.
- Partage : ,
- Du même auteur : Andrej Škufca, Automate All The Things!, LIAF 2019, Cosmos : 2019 , Transnationalisms,
articles liés
Lydie Jean-Dit-Pannel
par Pauline Lisowski
Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica
par Patrice Joly
GESTE Paris
par Gabriela Anco