Quand je n’aurai plus de feuille, j’écrirai sur le blanc de l’œil
M’Barek Bouhchichi, Abdessamad El Montassir, Sara Ouhaddou
En partenariat avec Le Cube Independant art room, Rabat
Commissariat : Gabrielle Camuset
Villa du Parc, Annemasse
21.02 – 07.05.2022
À Rabat, le centre d’art Le Cube Independant art room est un lieu d’expérimentation et de pratiques contemporaines des arts visuels. Soutien de la scène locale émergente, il présente un intérêt pour les questions des récits, des archives et des images, soit autant d’affinités avec la Villa du parc, centre d’art contemporain à Annemasse. Entre les deux institutions, les mêmes engagements esthétiques et sociaux entrent en résonance. C’est donc tout naturellement qu’au début de l’année, le centre d’art français invite son homologue marocain à présenter une exposition réunissant trois artistes nationaux aux pratiques singulières et complémentaires. Bien lui en a pris. L’exposition, dont il faut saluer le remarquable travail, très sensible, de la commissaire Gabrielle Camuset[1], est un éblouissement. La proposition prend logiquement place dans une saison construite autour des territoires. Les trois artistes invités ont en commun de questionner le Maroc à travers ses nombreux silences.
Plusieurs œuvres de M’Barek Bouhchichi (né en 1975 à Akka, vit et travaille à Tahanaout, près de Marrakech, Maroc) accueillent le visiteur au premier étage, possible point de départ d’un parcours cheminant la manifestation. « Les mains noires », projet pivot dans son travail plastique, prend la forme d’une enquête sur ce qu’être noir au Maroc aujourd’hui veut dire. L’artiste se focalise sur le village de Tamegroute, dans la vallée de la Drâa, célèbre pour ses poteries vertes exécutées par des artisans noirs qui se transmettent oralement leur savoir-faire de génération en génération, et où la ségrégation des espaces est partout latente comme l’atteste la présence de deux cimetières distincts, l’un blanc, l’autre noir. L’artiste élabore en collaboration avec les artisans locaux un ensemble de sculptures issues de matériaux basiques et de techniques archaïques. Aucune poterie n’apparait semblable à l’autre, transcription métaphorique de l’individu dans le groupe. L’artiste reprend la thématique du cimetière dans une grande installation murale éponyme qui montre la nécessité d’une inscription mémorielle des corps dans un lieu situé : considérer les morts pour écouter le passé et tenter de comprendre la marche de l’histoire. Figurées au sol, « Les mains noires » (2015) sont les empreintes de mains des potiers, leurs véritables outils. Chacune est figée dans un morceau de terre qui renvoie à la matrice : là où tout nait et là où tout repart. Sur l’autre mur, un mini arbre en bronze poussant à l’envers voit toutes ses branches se terminer par des tombes. Plus loin, Bouhchichi dissèque parfois la structure des Muqarnas, éléments traditionnels de l’architecture islamique en nid d’abeilles agencés comme un puzzle, en les reproduisant dans différents matériaux. Résine, bois sans peinture, bois peint à partir de l’original, rendent visible leur système géométrique complexe en les mettant à nu. Ce savoir-faire marocain est désormais parfois importé de Chine.
Sara Ouhaddou (née en 1986 à Draguignan, vit entre Paris et Marrakech) envisage sa pratique artistique comme un langage continu. Elle formule ses œuvres comme des hypothèses à partir d’un processus basé sur la rencontre et l’échange. Designeuse, elle questionne le rôle de l’art comme outil de développement économique, social et culturel en collaborant depuis 2010 avec des artistes marocains. Elle noue en 2013 un partenariat avec des brodeuses et des tisseurs qui ne prendra fin qu’en 2021 avec la grande broderie « Sans titre » du projet « Des Autres ». « Wassalna lilo », littéralement « On en est arrivé là », fait le constat des transformations aussi récentes que fulgurantes de Tanger en dressant l’évolution de ses couleurs : le rouge de la montagne, le blanc de la ville et le bleu de la mer, de manière proportionnelle à travers sept affiches brodées aux temporalités différentes. Le constat est immédiat et dramatique. Le blanc, qui n’est qu’une bande fine au centre de la première composition, gagne inexorablement du terrain sur les deux autres couleurs, si bien que la dernière tenture brodée laisse apparaitre une immense nuance de blanc encadrée par une fine bande de rouge en haut et une autre bleue, tout aussi fine, en bas. Le projet « Des Autres » détourne une série de motifs traditionnellement féminins renvoyant à une interprétation des différents cycles de la vie d’une femme. « En remontant les histoires, les récits et les mythes, elles se sont rendu compte que ce qui était identifié pendant longtemps comme la mariée était en fait potentiellement une déesse[2] » explique Gabrielle Camuset.
Le rez-de-chaussée de la Villa du parc accueille deux œuvres immersives d’Abdessamad El Montassir (Né en 1989 à Boujdour, vit et travaille entre Boujdour, Rabat et Marseille) qui utilise dans son travail artistique le territoire sur lequel il a grandi : le Sahara occidental au sud du Maroc, zone de conflit et de guerre depuis plusieurs décennies. Ses œuvres photographiques ou filmiques composent une cartographie sensible qui fait le récit des savoirs, des manques et de la non-transmission de l’histoire de cette région. Installation visuelle et sonore, « Al Amakine » (2016-20) se construit autour des poésies en hassanya[3] transmises oralement au Sahara Occidental. Aux photographies sous caissons lumineux approchant le paysage par fragments, entre lieux symboliques et plantes endémiques, répond une pièce sonore qui va au-delà du simple enregistrement pour développer, en collaboration avec le musicien Matthieu Guillin, un travail à partir du souffle : « Ils ont pris le parti de travailler sur le souffle, les prises de respiration, les silences, pour évoquer l’impossibilité de la diction, déclinant une composition sonore singulière[4] ». Les poésies orales se doublent de la sonorité des plantes et des bruits du désert. Élaboré en étroite collaboration avec les protagonistes du film, « Galb’Echaouf » (2021) pose de façon bouleversante la question des transmissions intergénérationnelles qui surgissent par-delà les silences.
« Quand je n’aurai plus de feuille, j’écrirai sur le blanc de l’œil » s’intéresse au potentiel des pratiques artisanales et de l’oralité qui sont porteuses de narrations essentielles mais marginalisées. En exprimant ces récits cachés, inconsidérés, alors qu’ils sont fondamentaux pour les communautés en raison de leur pouvoir émancipateur, les œuvres de M’Barek Bouhchichi, Abdessamad El Montassir et Sara Ouhaddou remettent en question une histoire officielle et immuable, du moins, viennent la réajuster, la réparer. L’exposition restaure ainsi une mémoire enfouie, écartée, en révélant les singularités de savoirs ancestraux qui, parce qu’ils sont en constante réinvention au fil des siècles, instruisent les réalités et trajectoires d’aujourd’hui.
[1] Pour le centre d’art marocain.
[2] Karima Boudou, « En Conversation Gabrielle Camuset : Transformer le récit », C&, 8 avril 2022, https://contemporaryand.com/fr/magazines/gabrielle-camuset-transforming-the-narrative/ Consulté le 17 avril 2022.
[3] Dialecte arabe parlé en Mauritanie, dans le sud du Maroc et au Sahara occidental.
[4] Karima Boudou, op. cit.
. . .
Image en une : Abdessamad El Montassir, Galb’Echaouf, 2021. Vidéo full HD, son stéréo, 18min48 © ADAGP / Abdessamad El Montassir. Crédit photo : Aurélien Mole.
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- Du même auteur : Vincent Honoré (1975-2023), Helen Mirra, Yona Friedman et Cécile Le Talec, Roman Signer, Angela Bulloch,
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