Anne Le Troter
Parler de loin ou bien se taire, Le Grand Café, Saint-Nazaire, 2.02-21.04.2019
Le titre de l’exposition d’Anne Le Troter l’annonce, il sera question de paroles et de distance, ce qui néanmoins ne laisse présager en rien de la forme qu’une telle proposition peut prendre dans l’espace. Ses installations précédentes, par exemple au Salon de Montrouge (où elle avait gagné le grand prix), au Palais de Tokyo ou encore à la Biennale de Rennes, peuvent mettre ceux qui les ont vues sur la piste. Mais, pour son exposition monographique au Grand Café, elle a pris un risque en se confrontant à une nouvelle échelle : elle s’est imposé la gageure d’occuper l’intégralité des espaces avec une seule pièce. La tentative éveille d’autant plus la curiosité que son travail consiste précisément en la mise en espace de sons, et on le devine plus encore, de voix — c’est-à-dire des mots plutôt que de la musique — dans la lignée de la poésie sonore, à laquelle elle ajoute la dimension de son déploiement physique.
Une seule et même bande son, de trente minutes, en boucle, se fait par conséquent entendre dans les deux salles du bas et à l’étage, qu’on saisit par bribes au fur et à mesure de ses déplacements, la bande étant elle-même composée d’extraits de paroles enregistrées. Assemblées par un travail de montage conséquent, ces paroles sont la matière première d’un équivalent sonore de la pratique plastique du collage. Car, à la base, l’œuvre se compose de paroles trouvées sur le site d’une banque de sperme américaine qui décrivent les donneurs d’une manière systématiquement élogieuse et stéréotypée afin d’en vanter (vendre) les qualités : « he’s very handsome » ; « strong » ; « a charming guy », le tout énoncé sur un enjoué. Certaines séquences ont été traduites, d’autres ont donné lieu à des prolongements, commentaires ou parodies, enregistrées avec des acteurs, voix masculines, féminines, convaincantes ou chantonnantes, mixées, se suivant, parfois se chevauchant, ponctuées par des jingles créés pour l’occasion, à la manière de ceux qu’on peut entendre à la radio ou à la télévision. Il en résulte un objet sonore singulier, à la fois léger et distancié, dont on s’empare à mi-chemin entre la perception diffuse et l’écoute, et qui constitue en tout cas une expérience sensorielle intrigante au sein d’une exposition. D’autant plus que l’intérieur du Grand Café a été transformé, non pas dans l’idée d’une traduction synesthésique, mais de la création d’un environnement spécifique propre à favoriser l’attention du visiteur. Comme le confie l’artiste dans un entretien avec Eva Prouteau, réalisé pour le dossier de presse de l’exposition, de même qu’une salle de cinéma est faite pour projeter des films, ses « espaces sont pensés pour projeter du langage ». En particulier, un jeu de câbles parcourt tout le lieu, y compris les escaliers et passe même par la trappe ouverte entre la grande salle et l’étage, relié à des haut-parleurs placés en en hauteur et pendouillant entre eux, avec certains câbles tendus tels des lanières à travers des structures métallique de bancs pour former leurs assises et dossiers. De la sorte, on peut s’asseoir sur le son tout en le suivant du regard par le biais des câbles et, bien sûr, en l’écoutant. De plus, comme dans d’autres installations précédentes, Anne Le Troter a convoqué l’un de ses matériaux de prédilection, qui a la capacité de modifier la perception acoustique en absorbant le son : la moquette.
Dans la salle du bas, c’est un grand pan rose pale, déniché parmi les rebuts de la décoration des paquebots construits à Saint-Nazaire, retravaillé en blanc comme la toile d’une vaste peinture abstraite par des coups de brosse à l’eau de javel, qui tapisse les murs et adoucit l’ambiance. De même en haut, la moquette est un élément privilégié, plusieurs rouleaux de différentes couleurs étant déployés, autant pour filtrer le son que pour s’y asseoir. Enfin, un dernier dispositif spatial est particulièrement ingénieux : à l’entrée de la salle de l’étage se trouve une paroi plus ou moins transparente qui fait de l’espace du haut un sas, un aquarium à œuvre ou un studio d’enregistrement imaginaire, que l’artiste a fait confectionner en assemblant des peaux de batteries récupérées, certaines neuves, mais la plupart usagées et donc un peu troublées. Mais peut-être que la clé de l’exposition réside dans un espace annexe plus modeste, celui de la documentation, où l’artiste, à travers des ouvrages de poésie et de théorie, revendique quelques références, entre autres les écrits de John Cage, L’Animal du temps de Valère Novarina, ou le recueil L’Enregistré de Christophe Tarkos, qui confortent le visiteur dans la voie d’une interprétation littéraire de son œuvre.
Image en une : Anne Le Troter, vue de l’exposition « Parler de loin ou bien se taire », 2019. Pièce sonore, 30 min. Installation, matériaux divers, dimensions variables. Production Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire. Photo : Marc Domage.
- Publié dans le numéro : 90
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- Du même auteur : Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier, Gontierama à Château-Gontier, Alias au M Museum, Leuven, mountaincutters à La Chaufferie - galerie de la HEAR, Lacan, l’exposition au Centre Pompidou Metz,
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