Rayyane Tabet
Fragments,Carré d’art, Nîmes, 12.04—22.09.2019
Un sujet complexe aux implications géopolitiques actuelles, qui se manifeste dans des formes plastiques réussies et des textes bien écrits, des faits historiques abordés d’un point de vue subjectif, entre Orient et Occident, il est rare qu’une exposition parvienne à concilier autant de dimensions comme le fait « Fragments » de Rayyane Tabet au Carré d’art de Nîmes. Ne serait-ce que le sujet, l’appropriation culturelle au début du XXe siècle sur le site archéologique de Tell Halaf, aujourd’hui touché par la guerre au Nord de la Syrie, aurait été une raison suffisante pour venir voir l’exposition. Mais, au-delà des textes de l’artiste qui guident le visiteur dans son parcours et des documents convoqués qui, ensemble, relèveraient, déjà en eux-mêmes, d’une démarche conceptuelle propre à retenir l’attention, Rayyane Tabet a mené ses réflexions en artiste à travers des formes dans l’espace, en l’occurrence de vastes installations qui occupent chacune successivement les salles du troisième étage du bâtiment de Norman Foster. Cette double dimension conceptuelle et plastique ne peut que rappeler l’œuvre de son aîné, autre grand artiste libanais, Walid Raad, qui, à partir de documents et de faits, écrit l’histoire contemporaine du Moyen-Orient, en tant qu’artiste.
Pour « Fragments », Rayyane Tabet est parti de son histoire familiale, un arrière-grand-père qui a travaillé comme secrétaire de l’historien, orientaliste et archéologue allemand Max von Oppenheim qui a été soupçonné d’espionnage dans le contexte de la Première Guerre mondiale. Par le biais de quelques épisodes de cette histoire, mi-sérieuse mi-rocambolesque, il s’est lancé sur les traces de vestiges orientaux déplacés en Occident. Ainsi, par exemple, la monumentale installation Basalt Shards (2017), constituée de mille frottages au fusain accrochés sur un immense mur de palettes de bois, reproduit des fragments d’objets en basalte issus de la collection de von Oppenheim, détruite lors d’un bombardement à Berlin en 1943. La question de l’appropriation culturelle des sites archéologiques par les grandes nations colonialistes et de l’ambiguïté de leurs motivations, entre désir de connaissance et volonté de domination, se prolonge donc ici par celle de l’histoire des collections européennes, en lien avec l’histoire politique.
Plus loin, l’installation intitulée Généalogie, commencée en 2016 et toujours en cours, reprend quant à elle le thème de la dispersion des œuvres, mais sur un mode personnel et métonymique. Elle est tout d’abord constituée d’un texte qui relate une anecdote autobiographique d’une manière aussi émouvante que drôle : l’artiste raconte comment son arrière-grand-père, n’ayant eu que peu de bien, a légué à ses enfants et descendants un tapis qui lui avait été offert à l’époque de sa collaboration avec von Oppenheim, en le coupant en morceaux, selon la plus grande rigueur proportionnelle qui conduit l’artiste à posséder « 1/2 de 1/2 de 1/5 du tapis d’origine ». Puis, pour donner corps à son récit, il a exposé les morceaux de tapis de différentes longueurs qu’il a pu collecter auprès des membres de sa famille. Ainsi, l’œuvre évoque la grande histoire par une autre, plus personnelle et plus affective, d’autant plus sensible et significative.
Dans la salle suivante, une autre vaste installation poursuit le même sujet à l’échelle de la géopolitique, du point de vue de l’archéologue et de la répartition des objets dans les plus grands musées du monde. En effet, Orthostrates, commencée en 2017 et elle aussi toujours en cours, consiste en un recensement des blocs sculptés en bas-relief — des orthostrates — qui ornaient le mur du temple de Tell Halaf découvert par von Oppenheim en 1911 et qui, depuis, ont été dispersés, quand ils n’ont pas disparu. L’artiste en a retrouvé 32, parmi lesquels quelques-uns sont au Louvre, d’autres au musée de Pergame à Berlin, au MET à New York, ou encore, pour certains au Musée national d’Alep, qu’il a reproduits là encore par frottage au fusain, mais cette fois encadrés et posés à même le sol. Au-dessus court une frise qui énumère successivement, référencées en fonction de leur disposition dans l’architecture d’origine, les 194 pierres du temple, mentionnant leur motif décoratif et leur lieu actuel de conservation le cas échéant. Perçues ensemble, les deux suites, l’une composées d’informations écrites, l’autre de dessins, se complètent et constituent comme les deux faces d’une même réalité, que l’artiste chercherait (désespérément) à rassembler.
Et toute l’exposition va dans ce sens, Rayyane Tabet partant à la recherche, selon différentes pistes, mais toujours en tant qu’artiste et avec des moyens artistiques, d’éléments d’un monde perdu, un monde où comme aujourd’hui, la culture est de part en part parcourue par des implications qui la dépassent, par des enjeux politiques.
Image en une : Rayyane Tabet, Basalt Shards, 2017. Photo Fred Dott. Courtesy de l’artiste & Sfeir-Semler Gallery Beirut | Hamburg.
- Publié dans le numéro : 90
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- Du même auteur : Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier, Gontierama à Château-Gontier, Alias au M Museum, Leuven, mountaincutters à La Chaufferie - galerie de la HEAR, Lacan, l’exposition au Centre Pompidou Metz,
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