r e v i e w s

Resonating Spaces

par Elena Cardin

Fondation Beyeler, Bâle, 6.10.2019 – 26.01.2020

Pour son exposition automnale, la Fondation Beyeler réunit le travail de cinq artistes femmes de renommée internationale, nées entre 1956 et 1972, autour d’une notion classique et philosophiquement aussi vaste qu’indéterminée : celle d’« espace ». Si « Resonating Spaces » a sûrement le mérite d’apporter un contrepoids dans une programmation principalement tournée vers de grands noms masculins, l’institution suisse préfère ne pas trop s’avancer sur la possibilité d’une spécificité intrinsèque à ces différentes appréhensions de l’espace. Pourtant, la première question qui se pose est la suivante : pourquoi concevoir une exposition autour d’une telle notion en invitant exclusivement des artistes femmes ? Faut-il voir une relation entre la manière d’appréhender l’espace de Leonor Antunes, Silvia Bächli, Toba Khedoori, Susan Philipsz et Rachel Whiteread, et le genre féminin ? Si la position curatoriale à cet égard reste nébuleuse, il semble évident qu’associer la notion d’espace et celle de féminin n’est pas une opération anodine puisqu’il s’agit d’une relation qui, depuis les années 1970, a fait l’objet d’une considérable problématisation à partir de la célèbre exposition « WomanHouse » de 1972. Organisé par Judy Chicago et Miriam Schapiro dans une maison désaffectée à Los Angeles, ce premier projet d’art féministe visait à mettre en discussion l’espace domestique en tant que produit patriarcal et à questionner la généalogie de la répartition de l’espace entre espace public et masculin d’un côté et espace domestique et féminin de l’autre. Or, si dans « Resonating Spaces » l’attitude des cinq artistes invitées ne pourrait probablement pas être qualifiée d’ouvertement féministe ou de politiquement engagée, l’hypothèse d’un lien entre le genre et une certaine manière d’appréhender l’espace semble néanmoins possible. L’espace est la condition préalable de toute construction identitaire, il n’existe jamais de manière abstraite mais toujours en relation à un corps. Alors l’exploration de ce sujet à travers le travail de cinq artistes femmes pose inévitablement des questionnements théoriques qui se manifestent ici davantage dans un travail des formes et de la matière que dans des propos ou des slogans politiques. 

Malgré la différence d’approches, de centres d’intérêt et de contextes géographiques, les œuvres de Leonor Antunes, Silvia Bächli, Toba Khedoori, Susan Philipsz et Rachel Whiteread convergent toutes vers un rapport singulier à l’imperceptible. Leur travail mobilise une perception sensorielle élargie s’adressant au corps, à l’ouïe et à la faculté de réminiscence personnelle du regardeur. L’absence de corps qui traverse toutes les œuvres fait appel à un corps étranger, celui du spectateur, qui est sans cesse impliqué à part entière. On pourrait rapprocher cette implication de celle que Lucy Lippard décrit dans son texte « Eccentric Abstraction », publié en 1966 dans la revue Art International. Lippard se sert de l’expression « abstraction excentrique » pour faire référence à un ensemble d’œuvres – dont par exemple celles de Louise Bourgeois, Eva Hesse, Alice Adams – qui, en opposition au minimalisme, « interfèrent avec cette partie du cerveau qui, stimulée par la vue, expérimente les sensations physiques les plus puissantes[1]. » Pour la critique new-yorkaise, ce sont notamment les artistes femmes qui ont redéfini les canons du minimalisme en y injectant une dimension sensuelle et affective[2]. Cet engagement sensible du regardeur se retrouve dans les pièces sonores de l’artiste écossaise Susan Philipsz (1965) qui ouvre le parcours de manière intime et presque imperceptible avec Filter (1998), une œuvre qui diffuse sa voix chantant sans accompagnement musical, dans la hall d’entrée de la Fondation, ou dans son installation immersive The Wind Rose qui déploie de la manière la plus agissante sa recherche autour du pouvoir que possède le son d’affecter notre perception de l’espace. À partir de l’étude des représentations du vent dans l’art, la littérature et l’architecture, Susan Philipsz occupe l’espace vide de la salle d’exposition uniquement avec du son et amène le spectateur à prendre conscience de l’espace et de l’architecture qui l’entourent. Rachel Whiteread (1963), elle, matérialise l’invisible, l’incommunicable, à travers un processus de prise d’empreinte et de moulage d’espaces vides de bâtiments et d’objets du quotidien. Ses sculptures parlent des strates de la mémoire d’une manière proche de celle des dessins réalisés sur de grandes feuilles de papier recouvertes de cire de l’Australienne Toba Khedoori (1964). Ces dessins, oscillant entre abstraction et figuration, immergent le regardeur dans des univers urbains et architecturaux irréels alors que la matérialité de la cire dans laquelle sont figées des traces de poussière le ramène à l’espace réel de l’atelier. Les dessins de la Suisse Silvia Bächli (1956) témoignent, d’une autre manière, d’un rapport très physique entre l’œuvre et l’artiste. Son abstraction est intimement corporelle puisque ses traits sont réalisés en un seul geste sans arrêt ni reprise. Le travail de Bächli sur la ligne entre en résonance avec les sculptures linéaires de la Portugaise Leonor Antunes (1972) inspirées de l’idée de soft sculpture que l’on retrouve chez Lygia Clark ou Eva Hesse, et qui créent des formes organiques sensibles aux courants d’air produits par le corps du visiteur.
S’il y a une spécificité commune aux œuvres d’Antunes, Bächli, Khedoori, Philipsz et Whiteread, il faut la voir dans le fait qu’elles ne se limitent pas à parler d’espace mais se font, elles-mêmes, espace. D’apparence minimale, ces œuvres mettent à mal l’austérité masculine liée à ce mouvement, impliquant un engagement affectif, corporel et mémoriel puissant. À nous d’en faire l’expérience, de les traverser mais aussi de nous laisser traverser.


[1] Lucy Lippard, Eccentric Abstraction, in Changing Essays in Art Criticism, 1971, p. 102.

[2] Pour une analyse récente de la théorie de l’Eccentric Abstraction de Lippard voir Isabelle Alfonsi, Pour une esthétique de l’Émancipation, éditions B42, Paris, 2019.

Toutes les images : Vue de l’exposition « Resonating Spaces », Fondation Beyeler. Photo : Stefan Altenburger.


articles liés

Lydie Jean-Dit-Pannel

par Pauline Lisowski

GESTE Paris

par Gabriela Anco