À fleur de peau au CAC Passerelle
17.06 – 17.09.2022
Commissariat Loïc Le Gall
Avec Ali Cherri, Cao Fei, Cui Jie, LaToya Ruby Frazier, François-Xavier Gbré, Pauline Ghersi, Cecilia Granara, Tirdad Hashemi, Rayane Mcirdi, Marilou Poncin, Romane de Watteville, Chloe Wise
Être à fleur de peau, ce serait être susceptible, hypersensible, d’aucuns diraient même hystérique. Être à fleur de peau, ce serait sur-interpréter ou sur-ressentir, déceler le détail, caché au milieu du tout, qui fera sur-réagir. Être à fleur de peau, ce serait être fragile et dans l’excès, et tout cela n’est jamais vraiment bien connoté. Loïc Le Gall, commissaire de l’exposition à laquelle il a donné l’expression pour titre, n’a que faire des qu’en-dira-t-on. Le parcours qu’il a composé, avec les œuvres de douze artistes importées de presque tous les continents, met à l’honneur beaucoup de ce que l’on laisse ailleurs sous silence ; les intimités et sensibilités sont libres ici de s’exprimer pleinement.
Ce sont dans leur rapport aux villes-mondes qui les entourent et qui les informent qu’elles se révèlent, dans les liens qu’elles entretiennent avec les architectures qui les ont abritées, et les rues qu’elles ont – ou non – sillonnées.
La locution du titre est donc à prendre au pied de la lettre. La fleur et la peau sont celles des bâtiments et des humain·e·s qui hantent les villes par lesquelles sont passé·e·s, à un moment où l’autre de leur vie, les artistes invité·e·s à écrire ce récit polyphonique. Dans leur peinture, leur dessin, leur installation ou leur vidéo, elles et ils en ont ramené des fragments et des mémoires, des impressions et des témoignages, qu’il est urgent de transmettre.
Dans une installation vidéo intimiste que l’on ne pourra écouter qu’à deux, Ali Cherri excave les souvenirs de jeux d’enfants interdits de se déployer dans une rue de son Liban natal, car par-dessus elle passent les dangereux avions des plus grands. Mais si les guerres détruisent les villes, celles-ci sont parfois aussi leur propre menace. Quand les autorités décident d’en construire de nouvelles par-dessus les anciennes, des chemins se dessinent qui n’ont souvent que faire de ceux qui leur ont préexisté. Heureusement que des Cao Fei, François-Xavier Gbré, Pauline Ghersi, Rayane Mcirdi et LaToya Ruby Frazier existent, qui capturent par la lentille de leur objectif – en photo ou en vidéo – les mémoires de celles et ceux que les plans de réaménagement urbain ont poussé à partir ou que l’industrie a profondément métamorphosé·e·s. Ni la métropolisation, ni l’industrialisation, ni la gentrification ne connaissent de frontières. D’Abidjan à Guangzhou en passant par Marseille, Braddock (en banlieue de Pittsburgh) ou Asnières-sur-Seine et Gennevilliers (en banlieue de Paris), le départ qu’elles provoquent est toujours brutal. Pour pallier la douleur, et entretenir l’espoir, chacun·e sa stratégie : l’absurde, l’archive, la collecte ou la fiction aident à recomposer des histoires intimes et invisibles, en vérité ô combien collectives. Les photos, les films et les cartes géographiques sont des remparts contre la disparition et des fondations pour ancrer, dans le monde public, des existences invisibles et sur le point de disparaître.
Être à fleur de peau, c’est être sensible, et s’en servir comme d’une force pour mener ses combats. D’autres passent par la peinture, pour rêver la ville et la meilleure manière d’habiter ses bâtiments – Cui Jie et Romane de Watteville en livrent leurs interprétations depuis la Chine ou la Suisse – ; mais encore pour conter en image ce qui ne se dit pas à haute voix. Ainsi de Cécilia Granara, qui en profite pour sortir à la lumière – et guérir – les agressions qu’on subit en souterrain. Ainsi de Tirdad Hashemi, qui révèle, à l’encre, à l’huile et au crayon, les péripéties de qui doit partir sans jamais trouver où s’installer vraiment.
L’exil et la honte, les rejets et les injonctions, les règles et les normes sont exhibées et dénoncées au fur et à mesure du parcours. Les intimités sont dévoilées avec pudeur, mimant parfois le voyeurisme sans jamais pourtant y succomber – à l’instar de l’installation de Chloé Wise, qui a recomposé un rez-de-chaussée d’appartement dont on devine, depuis la rue, l’activité intérieure à travers les vitres glacées.
Être à fleur de peau, c’est jouer avec la surface, chatouiller l’épiderme pour provoquer une réaction. Marilou Poncin a titillé celui du centre d’art, sur les murs duquel elle a tatoué les projections qu’on se fait du corps et de la ville. Les buildings illuminés dans la nuit brillent autant que les grillz et les diamants qu’elle a photographiés sur les dents et les ongles de femmes sans nom. Seule œuvre réalisée in situ de l’exposition, l’impressionnante et composite fresque apprêtée par l’artiste exhibe la norme et la déjoue, en sur-jouant les ratés et les artifices. Une perruque mal mise, un sein en silicone apparent, des plantes d’aquarium surnaturelles et des feux de circulation : tout n’est qu’affaire de construction, qui guident les foules, les corps et les représentations.
Être à fleur de peau, c’est s’émouvoir des détails, les relier au tout et vouloir partager l’empathie. L’exposition est un patchwork d’œuvres esthétiquement dissonantes mais complémentaires. Si les situations sont particulières, le propos que cousent ensemble les œuvres est universel. Décontextualisées et ainsi mises en regard, elles tissent des ponts et font apparaître, plus vivement, la singularité de chacune des villes qu’elles convoquent. Polyphonique et polymorphe, l’exposition déploie des mondes dans la métropole bretonne et les fait dialoguer avec harmonie, offrant un recueil d’histoires sans frontière mais sans exotisation pour autant – chose assez rare pour être louée ! Sans prétendre à quelque exhaustivité que ce soit, elle pioche et trouve, ici et là-bas, les racines communes de phénomènes tentaculaires qui se déploient sur toutes les peaux et qu’elle pousse à continuer d’explorer.
- Publié dans le numéro : 102
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- Du même auteur : Tschabalala Self, Make room,
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