r e v i e w s

A Study in Scarlet

par Ilan Michel

Le Plateau / Frac Ile-de-France, Paris, 17.05 – 22.07.2018

Être « comme les autres filles1 », c’est le projet de l’artiste Cosey Fanni Tutti (née en 1951) quand elle travaille dans les années 1970 comme modèle au sein de l’industrie pornographique. Le nom choisi par la performeuse et compositrice britannique renverse avec humour le préjugé de l’opéra de Mozart sur l’inconstance des femmes en adoptant le masculin (« Ainsi font-ils tous ! »). C’est le début d’une expérience artistique qui œuvre à l’intérieur du système pour mieux se l’approprier. L’exposition de Gallien Déjean est la première en France consacrée à cette figure connue davantage pour son apport à la musique industrielle. Collective et non chronologique, elle rassemble de nombreux documents d’archive et relie la production de Cosey aux travaux de ses contemporains ainsi qu’aux recherches d’une jeune génération d’artistes qui n’a pas fini d’en découdre avec l’infiltration médiatique, la mise en scène de soi et les rapports de force entre l’artiste et son modèle. Malgré sa structure démonstrative, chaque œuvre appuyant le propos au risque d’être illustrative, la réflexion allie la précision d’une recherche universitaire aux intuitions du présent.

Des performances réalisées par COUM Transmissions (1969-76) au groupe de musique industrielle Throbbing Gristle (1975-81) qui donne naissance à Chris & Cosey, l’artiste occupe tous les terrains pour mieux les subvertir. Malgré sa participation à plusieurs collectifs, c’est la trajectoire personnelle de Cosey qui retient l’attention, une sensation due à l’omniprésence de son image sur les pochettes de disques, clips, revues pornographiques, captations de performances… Dans la vidéo de Brice Dellsperger, Body Double (X) (2000), diffusée sur moniteur dans la première salle d’exposition, le performeur Jean-Luc Verna interprète, à l’instar de Cosey, tous les rôles écrits pour un autre : ceux du film de Zulawski, L’important c’est d’aimer. Le remake est tourné à la perfection, si ce n’est l’écart entre la voix de l’acteur original et sa doublure, elle-même dédoublée au sein de chaque séquence. C’est en 1973 que Cosey commence à travailler en tant qu’actrice et modèle pornographique et intègre cette production à sa pratique artistique. L’exposition de la troupe de performers, « Prostitution », organisée à l’ICA de Londres en 1976, occupe une place importante dans l’exposition du Plateau et dans la carrière de Cosey : ses magazine actions — pages de revues dans lesquelles elle apparaît, encadrées à la façon de pièces de musées — étaient alors révélées alors pour la première fois dans un contexte artistique. Pour faire face à la censure, le centre d’art londonien fait payer l’accès aux documents disponibles sur demande. Provoquant le scandale, l’événement fait les gros titres de la presse (une page est placardée dans le vestibule du Plateau, comme un argument marketing) et propulse COUM et Cosey au-delà de la sphère artistique. Le débat qui se tient au Parlement britannique témoigne de la réussite de cette stratégie de communication. Dès 1976, les coupures de presse sont exposées comme des pièces à conviction ; elles sont ici collées à même le mur, comme un papier-peint. « La documentation, c’était le truc de base2 » se souvient Genesis P-Orridge, le fondateur de COUM avec qui Cosey entretient alors une relation. Dans cette version toute personnelle de l’Appropriation art, l’image pornographique n’est pas dénoncée mais déplacée pour être politisée. La vidéo d’Harun Farocki, Ein Bild – An Image (1983), partage cette réflexion, l’artiste filmant durant quatre jours dans les studios de Munich le shooting du mannequin reproduit au centre de la revue Playboy, le corps féminin étant pris dans un mode de fabrication industrielle dont les rouages hors-champ sont masculins. Avec « Prostitution », c’est l’institution artistique qui est questionnée à son tour, détournée en sex-shop (« toutes les œuvres de l’exposition sont à vendre à bon prix, même les gens » écrit P-Orridge sur l’affiche) et relais médiatique pour infiltrer le monde.

Faire de la pornographie « une poésie de la transgression scandaleuse, une forme de la connaissance4 », telle est l’hypothèse formulée par Susan Sontag en 1967 et le projet de Cosey quand elle modifie les conditions d’énonciation de ces images. Elle intervient tout d’abord au sein même de la revue Fiesta5 pour laquelle elle pose, en substituant sa propre histoire au scénario sexuel habituel. Sans s’identifier aux courants féministes dont les règles lui paraissent trop restrictives, sa parole repose sur la conviction que « le “personnel” est aussi “politique”6 ». L’année suivante, elle collabore avec le photographe Szabo au choix des poses et des cadrages. La liberté de l’interprète face au metteur en scène est le véritable fil conducteur de l’exposition. La partition musicale de Pauline Oliveros dans laquelle chaque performeuse joue et adapte l’improvisation de l’autre, réactivée dans la vidéo de Pauline Boudry et Renate Lorenz, apporte ainsi, en fin de parcours, l’espoir d’un équilibre des relations qui s’affranchissent du genre (To Valerie Solanas and Marilyn Monroe in Recognition of their Desperation, 2013). Ce mode opératoire est aussi celui de Cosey quand elle compose, au sens chorégraphique du terme, les postures des magazines au sein de performances filmées évoquant des rituels ésotériques (A Study in Scarlet, 1986). Ce répertoire de gestes est à l’origine des mises en scène photographiques noir et blanc de Lili Reynaud-Dewar dans son atelier (Cosey Complex, 2012). La notion d’« expérience » est récurrente sous la plume de Cosey dans Confessions of a Sexy Shop Assistant, regard réflexif élaboré à partir des carnets de 1975. Le sujet de l’expérience ne délègue pas l’interprétation des résultats à un tiers. « Être l’une des filles » était la condition même d’une analyse vécue à la première personne.

  1. Cosey Fanni Tutti, Confessions of a Sexy Shop Assistant,
  2. Jon Savage, Sex Pistols – England’s Dreaming, Londres, Faber and Faber, 1991.
  3. Throbbing Gristle applique une stratégie similaire avec le vinyle 20 Jazz Great Funk, 1979, qui dissimule sous ses allures de jazz à papa des compositions mêlant noise et électro.
  4. Susan Sontag, « The Pornographic Imagination », Partisan Review, New York, n° 34, 1967, p. 181-212.
  5. Fiesta, Londres, Galaxy Publications, vol. 10, n°7, 1976.
  6. Caroll Hanish, « Libération des femmes année zéro », Partisans, Paris, Maspéro, n°54-55, juillet-octobre 1970.

(Image en une : « A Study in Scarlet » au Frac Îe-de-France, le plateau. Photo : Martin Argyroglo.)


articles liés

9ᵉ Biennale d’Anglet

par Patrice Joly

Secrétaire Générale chez Groupe SPVIE

par Suzanne Vallejo-Gomez