Alex Cecchetti au musée de Rochechouart
Alex Cecchetti, « Je suis un monstre marin »
Château de Rochechouart, du 1er juillet au 15 décembre 2023
En invitant Alex Cecchetti à investir le Château de Rochechouart, Sébastien Faucon, le directeur, n’imaginait certainement pas se retrouver juché à quatre mètres de hauteur à nouer des tissus à la charpente du grenier. Pour cet artiste haut en couleur, aux tendances hippies et aux accents panthéistes, l’exposition vous submerge avant même de l’apercevoir. « L’exposition entre en vous avant que vous n’entriez dans l’exposition », prévient-il dans l’escalier à vis qui dessert les étages. L’immersion est une des conditions de l’expérience, et les sensations visuelles, auditives, tactiles, kinesthésiques… y sont partie prenante. Certes, il s’agit de la première exposition d’Alex Cecchetti dans un musée français, mais l’espace y est travaillé comme celui d’un centre d’art, aussi souple, malléable, organique. Et quoi de mieux qu’un château digne des contes de fées entouré d’une forêt millénaire pour y parvenir ? De fait, le retour à la nature s’est répandu ces dix dernières années dans le sillage de la mouvance New Age. Les teintures naturelles d’Alex Cecchetti n’ont pourtant rien à voir avec les décors théâtraux d’Ulla von Brandenburg ni avec les enregistrements cartographiques d’Helen Mirra (qui investissait les lieux en 2022). Elles pourraient se rapprocher des expérimentations d’Adrien Vescovi sur les draps du trousseau… mais l’artiste italien est beaucoup plus baroque. L’art de la conversation, le goût des doubles sens, l’abondance et, surtout, le plaisir de raconter des histoires sont au cœur de ses apparitions. Si on peut sourire à l’invitation qu’il nous fait de « redevenir forêt, dauphin, baleine ou crabe », tant l’ambition paraît démesurée dans un espace muséal conçu pour l’être humain, on ne peut nier la générosité avec laquelle Alex Cecchetti déploie ses effets pour nous en persuader.
Le parcours débute au deuxième étage. Une salle réunit une vingtaine de carnets, peu ou jamais montrés, évocation de l’atelier, laboratoire-cerveau de l’artiste. On y voit des colibris, un triton, des extraits de poèmes, des déclarations passionnées pour l’odeur d’aisselles de l’être aimé, ou ce projet d’opéra dans une piscine jamais concrétisé… Ces feuilles aquarellées sont comme une boule de cristal dans laquelle l’avenir est déjà là. « Le futur est mon passé », confie l’artiste face à ses premiers essais d’écriture en miroir. Dans un des cahiers, un chevalier errant est retourné sur sa monture. Image du temps non linéaire, posture bien téméraire, peut-être plus proche de l’inconscient.
Très vite, l’oreille est attirée par les tintements de verre provenant de la tour de la Chapelle. Une volière-carrousel bariolée est composée de mille poissons et oiseaux colorés, pélicans, rouges-gorges, perroquets… que le visiteur peut actionner depuis son centre. Le Chandelier chantant (2018) est un dispositif d’hypnose, comme les mobiles d’enfants. Le jour du vernissage, une soprano a activé cet étrange instrument de musique en verre soufflé.
La salle suivante réunit six voiles de coton et d’organza de soie aux teintures naturelles d’indigo, de garance, d’ancolie ou de coquelicot… (les Amandes). Chaque plante porte une histoire qui lui est propre. La chélidoine, par exemple, du grec khelidôn (hirondelle), serait utilisée par ces oiseaux pour ouvrir les yeux de leurs petits… La nature est un partenaire : « Je rentre en collaboration avec elle », dit l’artiste, qui a minutieusement collecté ses matériaux entre les rues de Rome, de Milan, les recoins du Portugal et les environs du château. L’acte de dévoilement auquel nous sommes conviés en soulevant ces tissus éveille notre curiosité tout en stimulant le sens du toucher. Entre le souvenir des mandorles, auras ovales entourant le Christ, et la métaphore des sexes féminins, il n’y a qu’un pas que nous sommes autorisés à accomplir.
Sous les combles, une forêt de lais de coton est suspendue à la charpente. Sur chacun, un dessin est aimanté – iris, cactus, messages bohèmes et chatoyants… « Nothing begins / Nothing Ends / Everything is welcome », « en-compassing heart, encompassing love »… La traversée initiatique est ponctuée de teintures réalisées en hiver et au printemps. Obtenues à la vapeur, elles ont été colorées par la pression de fleurs serrées contre le tissu. Selon la saison ou la pureté de l’eau utilisée, le résultat est imprévisible… Entre eux, une série de céramiques ponctue des îlots de romarins, de millepertuis, de bruyères et de roses de Provins récoltés aux alentours du château. Au bout du chemin, accrochées à des cintres, des robes dont les motifs ont été créés par l’empreinte de fleurs sont à notre disposition pour tournoyer comme des derviches. Si la proposition paraît de prime abord incongrue, elle nous fait entrer dans une autre dimension : celle de la danse sacrée des soufies qui rejoue sur terre la ronde des planètes. À l’origine de cette extase mystique, la perte d’un être aimé racontée par le poète Rûmî au xiiie siècle. Plus loin encore, derrière un conduit de cheminée en brique, deux sièges en osier évoquant la lune et le soleil ont été tressés par une vannière du pays selon des techniques qui n’auraient jamais dû se rencontrer (blasphème de l’expérimentation !). Les balancelles invitent à changer la posture de son corps et à se laisser tanguer, à chalouper sous ces toits aux contours de ventre de créature marine.
La dernière partie de l’exposition est complètement loufoque. Sur les toiles de soie indigo serpentant au fond du grenier, des projections sont dignes des documentaires de mondes sous-marins ou du film de vacances. On y voit Alex Cecchetti plonger dans la mer des Philippines parmi les tortues et les barracudas… Trois hamacs en organza et munis de tentacules de chanvre flottent dans les airs. Les « placentas aquatiques » (selon l’artiste) à la forme de méduses sont autant de cocons protecteurs qui vous bercent pour mieux vous métamorphoser. Si le mouvement de balancier évoque « l’océan essayant de s’embrasser », il a tout à voir avec Jonas recraché par la baleine, mythe biblique qui confondait, chez Gaston Bachelard, le ventre digestif et le ventre sexuel. Au sortir de cette aventure aux allures de rêveries, on se demande ce que le monstre marin du titre de l’exposition a fait de nous. Des danseurs, des enfants, des amoureux ? Pour ce qui est de l’artiste, il espère simplement « avoir passé les histoires ».
(1) Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, Paris, Librairie José Corti, 1948.
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Head image : Alex Cecchetti, Je suis un monstre marin, vues d’exposition. Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne. Photo : Aurélien Mole
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : L’Anthologie de l’éternuement de Fred Ott. Flinch aux Moulins de Paillard, Stéphane Thidet, Benjamin Seror, Jibade-Khalil Huffman, Dancing Machines,
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