r e v i e w s

Alias au M Museum, Leuven

par Vanessa Morisset

« Alias », M, Leuven, 15 mars-1er septembre 2024

Une pratique qui pourrait être considérée comme n’étant qu’une farce, mais qui ne l’est justement pas, ou alors seulement un tout petit peu par le biais d’une dose bien mesurée d’humour, fait l’objet d’une exposition remarquable : elle fera date. Sous le titre d’« Alias », elle rassemble des artistes qui ont produit des œuvres sous des noms d’emprunt dont la fonction n’est pas tant de remédier à ce que disent leurs noms propres (origine sociale, femmes assujetties aux noms des pères et des maris…) qu’ouvrir un espace de liberté et d’inventivité depuis lequel intervenir dans l’art et par l’art de manière critique. Sont ainsi créé·es des artistes fictifs et fictives, des collectifs à soi seul·e, de multiples alter ego, ou des noms connus par ailleurs sont recyclés dans l’art, manifestant plusieurs angles d’attaque que Valerie Verhack, commissaire de l’exposition appelle dans le catalogue, remarquable lui aussi, des « stratégies de la fictionnalité ». Ces stratégies sont successivement explorées dans une scénographie signée Deborah Bowmann, artiste elle-même fictive, belge, qui a structuré l’espace du musée avec un sens aigu du mystère.

Vue de l’exposition « Alias », M Leuven, 2024.
Photo : Useful Art Services.

Très judicieusement, le parcours commence avec des affiches publicitaires des Ready-made appartiennent à tout le monde® en plusieurs langues. Rappelons le principe. Créée en 1987 par Philippe Thomas, dont on redécouvre l’ampleur du travail aujourd’hui, l’agence proposait aux collectionneur·euses qui achetaient ses œuvres d’en devenir l’auteur·es, c’est-à-dire de sauter du statut extérieur à l’art, qui est le leur, à son cœur. On y a vu une spéculation sur le statut de l’auteur, on peut également y voir un sarcasme à l’égard de « mécènes » qui se fantasment artistes. En tout cas, dans l’accrochage de l’exposition, une brèche est ouverte dans laquelle toute la suite va pouvoir joyeusement s’engouffrer. 

La première salle à proprement parler est centrée sur les pratiques d’artistes autour du nom propre, élément généralement impensé, ici inclus à part entière dans l’œuvre. C’est par exemple une composition d’Ernest T. qui tourne en ridicule un expert à la recherche d’une petite signature au bas d’un tableau, alors que le tableau est la signature. 

Dans une visée plus directement politique, une œuvre de Janez Janša Janez Janša Janez Janša, trio d’artistes qui a officiellement adopté le nom d’un politicien slovène d’extrême droite, flirte avec les limites d’une situation administrative que ce changement d’identité produit : les trois artistes ont commandé une multiplicité de cartes de crédit qui, assemblées, composent leur carte d’identité. Dans cette répétition, Janez Janša finit par n’être plus personne… Ensuite, une salle consacrée à ce qu’il advient de l’autoportrait dans le cas d’artistes de fiction. Photographies et vidéos montrent notamment les artistes travestis, et on y découvre même le critique d’art Brian O’Doherty (auteur de l’essai Inside the White Cube,1976) déguisé en plusieurs personnages qui lui servaient à intervenir diversement dans le champ de l’art, dont un artiste au nom simple et éloquent, Patrick Ireland. On apprend aussi que deux artistes annoncés comme l’exact opposé l’un de l’autre — leurs noms, Aston Ernest et Santo Sterne, sont des anagrammes — chacun occupant deux extrémités de l’échelle de l’évaluation du travail artistique, l’un est le meilleur, l’autre le pire artiste (alors que formellement leur travail est très similaire !), sont une création de Ryan Gander qui invite à réfléchir à ce que signifie l’injonction d’être un « bon artiste ». Grâce à ces personnages autoproclamés d’emblée bons et mauvais, l’artiste britannique se donne la possibilité de travailler sans cette pression. D’ailleurs, plusieurs artistes connu·es, mais travaillant aussi sous pseudo sans tenir à cacher leur identité, Ryan Gander donc, mais aussi Ilya Kabakov, Roee Rosen, ou encore Walid Raad, sont à retrouver dans l’exposition… Par exemple, Justine Franck, le personnage de Roee Rosen, est une artiste juive belge des années 1930-1940, apparentée au mouvement surréaliste, dont le nom associe la Justine de Sade et le patronyme d’Anne Franck. Son œuvre est présentée dans une salle qui redresse des torts en évoquant le travail de personnes qui auraient pu exister, mais seraient passé·es à la trappe de l’histoire. C’est également le cas de Florence Hasard, une peintre française du début du xxe siècle dont l’atelier a été « reconstitué » dans l’exposition – c’est une œuvre de l’artiste Iris Häussler.

Vue de l’exposition « Alias », M Leuven, 2024.
Photo : Useful Art Services.

Enfin, exposition dans l’exposition, l’une des salles est un feu d’artifice quant au rapport nom/œuvre et plus encore : celle consacrée à la collection de Yoon-Ja Choi & Paul Devautour. On y trouve entre autres une peinture de Claude Lantier, accrochée tout en haut d’une cimaise, comme l’était celle du peintre, héros malheureux, de l’Œuvre d’Émile Zola, des sculptures d’un certain J. Duplo qui ne travaille qu’avec des Lego, des œuvres bizarres, autoréflexives, de David Vincent… L’ensemble mime des démarches vraisemblables d’artistes post-minimalistes, post-conceptuel·es… Moralité : point n’est besoin d’être un milliardaire pour posséder une belle collection d’art contemporain, faire travailler son imagination est une bien meilleure manière d’y parvenir. 

Il resterait encore beaucoup à dire tant cette exposition est riche d’œuvres d’artistes dont on ne reconnaît pas forcément les noms, et cela fait un bien fou. Comme y invite Ernest T., il ne faut pas ici chercher des garanties dans les signatures aux dépens de l’attention portée à ce qu’on a sous les yeux. 

Vue de l’exposition « Alias », M Leuven, 2024.
Photo : Useful Art Services.

Head image : Vue de l’exposition « Alias », M Leuven, 2024.
Photo : Useful Art Services.


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