Amélie Labourdette, Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres
du 8 novembre au 9 décembre 2022
sous le commissariat de Gabriela Anco
à la Galerie Michel Journiac, Paris
La galerie Michel Journiac présente actuellement une exposition de l’artiste française Amélie Labourdette. Le titre choisi par l’artiste est emprunté au dernier vers du poème de Gérard de Nerval Vers Dorés (1853) – Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres. Diplômée de l’École des Beaux-arts de Nantes, Amélie Labourdette développe une pratique photographique attachée aux milieux naturels qui nous entourent et déterminent nos conditions d’existence.
À l’occasion de plusieurs séjours aux États-Unis, elle explore les collections paléobotaniques du New York State Museum à Albany ; ce qui lui permet de photographier les empreintes fossilisées des forêts ancestrales de Gilboa et de Cairo. Ces dernières datent du Dévonien moyen, à savoir, de plus de 385 millions d’années. Cette exposition est le premier volet d’un projet plus vaste que l’artiste intitule Ghosts & Monsters, destiné à renouveler notre relation au vivant en sollicitant notre biosphère. Amélie Labourdette célèbre une forme de pluralisme ontologique, à savoir une ontologie régionale ou locale, mais aussi ce qu’Eduardo Viveiros de Castro appelle le « perspectivisme ». Ainsi, certains peuples pensent que les animaux se comportent comme des humains tandis que, réciproquement, les animaux perçoivent les humains comme des animaux, comme si le point de vue d’une espèce sur les autres dépendait toujours du corps où elle réside.
Amélie Labourdette présente ici deux séries de photographies, l’une consacrée aux forêts ancestrales du Dévonien, l’autre aux forêts françaises de Fontainebleau. Tandis qu’elle prépare son exposition, l’artiste sollicite deux acteurs majeurs : la romancière Élodie Issartel dont le poème est déclamé par Marie-Bénédicte Cazeneuve – Nos élans sont les flèches de votre avenir – et l’essayiste Camille de Toledo qui est engagé dans une lutte pour la défense d’un droit légal des acteurs non-humains. Ces deux auteurs apparaissent comme les intercesseurs des spectres vibrants et des corps mémoriels qui habitent les forêts. Leurs témoignages nous rappellent que le monde au sein duquel nous vivons n’aurait pu exister sans la présence du monde végétal. Selon Emanuele Coccia, comprendre les plantes permet de comprendre ce que signifie « être au monde ». Situé à l’origine du cosmos, l’élément végétal incarne une régénérescence perpétuelle ainsi que les conditions de notre survivance.
En outre, Amélie Labourdette évoque Le Discours des forêts européennes devant les Nations Unies en 2024 selon l’approche de Camille de Toledo qui imagine un « soulèvement légal de la Terre ». En accueillant Camille de Toledo dans son exposition, Amélie Labourdette fait écho à la Jurisprudence de la Terre qui se traduirait comme une véritable « cosmos-politique » ; Bruno Latour, de son côté, évoque un « Parlement des Choses ». L’artiste fait l’apologie des végétaux, des animaux et tous les non-humains existant sur notre sol. Certaines de ses photographies s’apparentent à des herbiers ; il s’agit en réalité de fossiles dont elle prélève l’empreinte. Amélie Labourdette introduit dans ses œuvres une présence animiste, autochtone, mais aussi « analogique » selon les termes de Philippe Descola. L’analogisme est l’une des quatre ontologies définies par l’auteur, comprenant en outre, l’animisme, le totémisme et le naturalisme.
Dans l’esprit de « l’œuvre totale » (Gesamtkunstwerk), l’exposition forme un écosystème de corps et de voix ; elle introduit un langage animiste qui pose la question de la traduction : comment parler le langage des non-humains ? Tandis qu’elle parcourt la forêt, l’artiste se définit comme un intercesseur, parmi les autres « passeurs » que sont les scientifiques ou encore les chamanes, chacun ayant une perspective bien particulière. Alors qu’Élodie Issartel donne voix aux forêts originelles du Dévonien, Maïtéa Miquelajauregui fait vibrer le sol de l’espace d’exposition au travers de fluctuations électro-magnétiques. Son projet intitulé MOHO révèle l’énergie et les activités sismiques de notre planète. Ainsi, elle enregistre les vibrations de la croûte terrestre grâce à des enregistrements réalisés à différents endroits de l’Etna. Il s’agit dès lors de capter les fluctuations du magma de la lithosphère, autrement dit, le « pouls de la Terre ». Au travers de ce fond sonore, Maïtéa Miquelajauregui introduit dans l’exposition un spectre vibrant, un corps mémoriel.
La nature même est peuplée d’intentionnalités multiples non-humaines, qui voient, entendent et perçoivent l’homme autant qu’elles sont elles-mêmes perçues. Lorsque j’écoute la forêt, il s’agit avant tout de me sentir écoutée par la forêt ; de même que regarder la forêt implique de se sentir « observé par la forêt ». Les forêts ancestrales du Dévonien moyen ne sont autres que les premières forêts développées sur notre planète ; on parle ainsi de « l’afforestation » de la Terre. Les arbres apparaissent comme les « ingénieurs » du système Terre ; ils permettent aux espèces animales de se déployer au niveau terrestre et non plus seulement dans les océans, tandis qu’ils captent une large part du carbone présent dans l’atmosphère. Nous humains, ne pourrions pas exister sans ce basculement dû à l’afforestation.
Au New York State Museum, Amélie Labourdette est reçue par le docteur Lisa Amati. Paléontologiste, elle lui ouvre son laboratoire et les réserves de paléobotaniques conservées dans ce musée. Prise de vertige, l’artiste traverse les temporalités, touchant à l’incommensurable alors qu’elle appréhende un pur « esprit », une mémoire « enclose ». En ce qui concerne le tirage de ses photographies, elle fait usage d’un procédé rare dénommé « piézographie ». Ce dernier consiste à projeter dix encres différentes faites de pigments de charbon sur un papier très fin, le Kozo. Ce dernier est fabriqué à partir de mûriers, ce qui importe à l’artiste qui refuse l’usage du bois pour ses œuvres. On observe alors qu’un fossile n’est autre qu’un végétal transmué en minéral ; il incarne les vestiges d’un temps passé et sa mémoire. Selon Amélie Labourdette, nous vivons avec des fantômes et des spectres qui nous entourent et nous interpellent.
L’artiste s’intéresse à la question des origines de la photographie, évoquant la notion d’empreinte chez Michel Tournier. Selon l’auteur, le sujet est, au moment de la prise de vue, « iconisé ». On pense aussi à l’ouvrage de Georges Didi-Huberman, La ressemblance par contact. On observe alors le résultat d’une adhérence, du contact originel d’une « matière reproduisant la matière ». Autrement dit, la Physis se maintient dans l’artificiel. Barthes, quant à lui, évoque le souvenir d’une vie végétale selon une temporalité « ponctuelle ». Si Balzac éprouve quelques craintes au sujet du daguerréotype, elles seront vite dissipées par son enthousiasme pour cette invention nouvelle. L’engouement de l’écrivain se manifeste dans une lettre à Mme Hanska : « Je reviens de chez le daguerréotypeur, et je suis ébahi par la perfection avec laquelle agit la lumière ». Selon lui, lorsque l’on réalise une photographie, on vient prélever une peau, un spectre ou encore un corps invisible. Dans les années 1930, Walter Benjamin met au point la notion d’« aura » qui signifie « souffle » ou encore « rayonnement », un concept sur lequel il fonde toute sa théorie du matérialisme historique de l’art. Ce terme est décisif dans la pratique d’Amélie Labourdette qui tend à nous révéler au travers de ses œuvres une forme d’aura mais aussi les spectres qui nous environnent.
L’ensemble de l’exposition est habité par une référence au romantisme. Amélie Labourdette évoque des auteurs tels que Caspar David Friedrich, Gérard de Nerval ou encore Novalis. Géologue avant d’être poète, Novalis fait partie des premiers romantiques allemands. Au travers de son projet encyclopédique, il cherche à « saisir le Monde » selon une démarche relevant de l’absolu. Novalis pose la question de l’infini et constate que la totalisation du monde est impossible ; seuls des fragments viennent s’articuler et s’agencer les uns aux autres.
Alors qu’elle « part en photographie », Amélie Labourdette évoque une densité profonde ressentie dans son ventre, une forme d’ultra-présence dans sa relation avec la forêt. Ses photographies qui relèvent de l’empreinte établissent une conjonction des temps, tandis qu’elle fait resurgir l’esprit de la forêt. Avec Comment la Terre s’est tue, David Abram établit le compte-rendu d’une enquête menée au sein de peuples de tradition orale. Au cours de celle-ci, il s’interroge sur la manière dont nous avons perdu notre lien à la Terre ainsi qu’à notre environnement naturel. Il propose de renouer notre vécu avec le « Monde de la Vie », à savoir, une réciprocité de la perception ainsi qu’un langage « animiste ». Toute l’exposition s’articule autour de cette question. L’artiste nous enjoint à nous regarder de l’intérieur, à nous retourner vers nous-mêmes au travers d’images immanentes. Selon une idée de Camille de Toledo, l’artiste invite Ernst Zürcher, tout à la fois scientifique et forestier. Ce dernier développe une approche singulière de la question environnementale, tandis qu’il déclare que les arbres entrent en relation avec la rotation de la Terre.
Le fond sonore conçu par Maïtéa Miquelajauregui fait écho aux résonnances de Schumann, à savoir, des fréquences extrêmement basses du champ magnétique terrestre. Issues du centre de la Terre, ces résonances interviennent entre la croûte terrestre et la lithosphère. Elles nous invitent à entrer dans un état de méditation profonde, un sommeil proche de l’éveil ; ainsi, elles modifient notre état de conscience. Amélie Labourdette réalise la convergence entre les origines de la photographie et celles des forêts ancestrales du Dévonien moyen. Elle tend à capter l’invisible, celui des choses et des êtres et se positionne en tant qu’intercesseur reliant le monde végétal à celui de la modernité capitaliste. En outre, elle évoque les peintres de l’École de Barbizon, à savoir, des artistes sortant de leurs ateliers pour peindre aux alentours de la forêt de Fontainebleau, à savoir, l’une des premières forêts en France.
Enfin, Amélie Labourdette fait écho à la pensée d’Aby Warburg, qui a lui-même séjourné au cœur de communautés Hopis, cherchant à s’extraire de son milieu et des modes de vie occidentaux. Les Hopis font partie du groupe amérindien des Pueblos d’Amérique du Nord. On pense notamment à l’ouvrage d’Aby Warburg, Le Rituel du Serpent (1938) au sein duquel il témoigne de ses expéditions au sein de peuples de tradition orale. Au cœur de la « pensée mythique » développée par Amélie Labourdette se trouvent le rituel et le corps en mouvement. Alors qu’elle fait appel aux croyances et aux superstitions, les fréquences électromagnétiques nous apparaissent comme des vibrations spectrales. Face aux photographies d’Amélie Labourdette, on se souvient des mots de Georges Didi-Huberman, ce dernier déclarant : « Souvent lorsque nous posons notre regard sur une image de l’art, vient à nous l’irrécusable sensation du paradoxe. Ce qui nous atteint immédiatement et sans détour porte la marque du trouble, comme une évidence qui serait obscure. […] ». Il s’agirait, selon l’auteur, de « se sentir alternativement captif et libéré dans cette tresse de savoir et de non savoir. » Et, au-delà du savoir lui-même, de « s’engager dans l’épreuve paradoxale de ne pas savoir. »
1 VIVEIROS DE CASTRO Eduardo, Perspectivisme et multinaturalisme dans l’Amérique indigène, Sao Paulo, 2002, p.4.
2 Camille de Toledo est essayiste et écrivain français vivant à Berlin. Il est aussi plasticien, vidéaste et enseignant à l’ENSAV (La Cambre) à Bruxelles.
3 COCCIA Emanuele, La vie des plantes, Une métaphysique du mélange, Bibliothèque Rivages, Paris, 2016, p.31.
4 LATOUR Bruno, Politiques de la Nature – Comment faire entrer les sciences en démocratie, La Découverte, 1999
5 DESCOLA Philippe, Par-delà Nature et Culture, Folio Essais, 2015
6 Entretien avec l’artiste.
7 DIDI-HUBERMAN Georges, La ressemblance par contact, archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Les Éditions de Minuit, Paris, 2008, p.131
8 BARTHES Roland, La Chambre Claire, Note sur la photographie (1980), Éditions Gallimard / Editions du Seuil, « Cahiers du cinéma », p.120-121
9 BALZAC Honoré de, Lettres à l’étrangère, t. II (1842-1844), Paris, Calmann-Lévy, 1906, Omnibus, 1999, t. IV, p. 837
10 BENJAMIN Walter, Petite histoire de la photographie, 1931, Allia, 2012
11 On remarque que Novalis était poète, philosophe mais aussi mathématicien et géologue.
12 Entretien avec l’artiste
13 ABRAM David, Comment la Terre s’est tue, Les Empêcheurs de tourner en rond, 2013
14 ZÜRCHER Ernst, Les Arbres, entre visible et invisible : S’étonner, comprendre, agir, Actes Sud, 2021
15 SCHUMANN Winfried Otto, Schumann Resonance for Tyros, Springer Editions, 2013
16 WARBURG Aby, Le Rituel du Serpent. Récit d’un voyage en pays pueblo, 1938, Macula, 2003
17 DIDI-HUBERMAN Georges, Devant l’image, 1990, Les Éditions de Minuit, p.9.
18 Ibid., p.15.
Head Image : vue de l’exposition Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres, Amélie Labourdette, Galerie Michel Journiac, Paris.
- Publié dans le numéro : 102
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- Du même auteur : Des voix traversées , Laurent Grasso - Anima, Shéhérazade, la Nuit au Palais de Tokyo, Claude Closky, Le Tamis et le sable, 3 / 3 : La Méthode des lieux,
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