Anatomie de l’automate
La Panacée, Montpellier, du 21 novembre 2015 au 28 février 2016
Programmée dans le cadre des vingt ans du mamco — le musée d’art contemporain de Genève — dont la célébration a donné lieu à de multiples manifestations à travers de nombreux centres d’art en Suisse et en France, l’exposition « Anatomie de l’automate » s’est tenue dans un lieu plus qu’indiqué pour accueillir une telle proposition puisque la Panacée abrita il y a plus de huit cents ans la première faculté de médecine de France qui dispensa son enseignement à l’illustre François Rabelais… C’est de manière assez naturelle que le projet trouve sa place dans ce lieu prédestiné : non seulement cela permet de rebondir sur son passé via des œuvres qui réfèrent à l’expérimentation scientifique — comme cette série de cires produite par des élèves de l’université au XIXe siècle au milieu desquelles la pièce de Paul Thek, Technological reliquary (1964) se fond parfaitement — mais aussi d’établir des passerelles entre science et art contemporain, entre l’histoire d’une discipline emblématique de l’idée de modernité et les innombrables œuvres qui peuvent lui être rattachées de manière plus ou moins lointaine, à l’instar d’un des plus célèbres tableaux de la Renaissance flamande, La leçon du Docteur Tulp de Rembrandt, qui s’y retrouve via sa reproduction dans le cadre plus large d’une fresque réalisée par Erik Beltran (Histoire de la coupure, 2015) courant tout au long du corridor qui distribue l’espace de l’ancienne faculté. Une des pistes que suit l’exposition est de montrer le passage d’un corps idéalisé, en pleine harmonie avec les paysages bucoliques qui l’entourent comme le représente Vésale dans ses fameux traités, vers un corps de plus en plus mécanisé. Les approches de l’art officiel emboîteront le pas d’une représentation fortement influencée par le religieux et suivront les évolutions de ce traitement tout au long de l’émergence du sujet moderne jusqu’à la très nette et très récente disjonction d’avec une imagerie empreinte de déférence envers la pratique médicale. L’art contemporain achèvera cette rupture, s’émancipant définitivement d’une dépendance par trop évidente aux standards officiels, ceux de la religion, puis de la science, une doxa remplaçant l’autre. L’un des intérêts de l’exposition est de montrer, à travers un choix d’œuvres d’artistes peu connus — comme celle de Georges-Alexandre Chicotot, La leçon du professeur Paul Poirier de 1886, représentant un cadavre à la verticale, ce qui va à l’encontre de toutes les normes de la pratique, ou encore cette série de personnages en cire de Raymond Sudre (Psychonévrosés, 1918) mutilés non par les blessures « physiques » de la guerre mais provoquées par des chocs psychologiques, ce qui va également à contre-courant d’une pensée d’un corps-machine dominé par l’esprit — une évolution de la représentation du corps moins linéaire qu’on ne se l’imagine, passant par des moments de doute et des points d’inflexion. Si le propos principal de l’exposition est donc de montrer l’évolution, et les divagations parfois, de la représentation attachée à la promotion de la mécanique corporelle jusqu’au firmament de la modernité, un des aspects les plus troublants est certainement le renversement final qui conduit à déconstruire l’opération de subjectivation à l’œuvre tout au long de cette même époque pour déboucher sur un corps redevenu objet : la vidéo d’Harun Farocki (Auge/Maschine I-III, 2001-2003) illustre parfaitement ce retournement des choses et complète une histoire du regard — fondamentale parce qu’indissociable de l’émergence de la pensée moderne qui est avant tout une histoire d’objectivité et de subjectivité, de désignation et de monstration— qui poursuit son propre cheminement dans l’exposition. On avait débuté la visite d’« Anatomie de l’automate » avec la pièce de Laurent Montaron (Pace, 2009), clin d’œil à la « vision » romantique d’un œil sublimé, on aboutit au fantasme apocalyptique d’une civilisation menacée par ses propres créations. Ce thème cher à la science-fiction des années 50 resurgit avec l’avènement de l’intelligence artificielle : la machine moderne, douée de « vision » est désormais capable de transformer le sujet en objet, l’observateur en cible. Cette histoire parallèle de la machine de vision — pour référer à l’ouvrage de Paul Virilio où il est question d’une autre logique de la représentation, une logique paradoxale qui, après celle de la représentation picturale traditionnelle, nous fait basculer dans un paradigme dont nous maîtrisons encore mal les virtualités — rebondit sur l’histoire d’une humanité gouvernée par la raison, dans le sillage des Lumières, épaulée par les bienfaits d’une science triomphant dans l’avènement du sujet moderne… Et la faillite de ce projet.
Une première pièce de Benoît Maire aux allures très giacomettiennes (Le Nez, 2010) nous indiquait le chemin à parcourir en désignant le tableau de Chicotot qui lui fait face, annonçant par là même la dimension chronologique de l’exposition, l’aube d’une modernité et une science qui se dégage peu à peu des obscurcissements de la religion. Mais tout de suite, le propos macabre vient tempérer cet excès de positivité — exutoire à la condition finale de l’humanité — et relativiser le pouvoir de la science. Les jeunes artistes, d’Ulla von Brandenbourg (Tanz, Makaber, 2006) à Francisco Tropa (Gigante, 2014) ont su perpétuer cette tradition bien vivace. Des Séchas (Professeur suicide, 1995) et des Molinero (Sans titre, 2009-2014) ne sont pas en reste pour venir dédramatiser tout ce qui touche à la gravité de l’existence, cependant que Paul Thek, au contraire, avec la force d’une pièce rarissime, vient en surligner l’aspect dramatique (Chair with crows and meat pieces, 1968). L’installation d’Eva Kot’atkova Not How People Move But What Moves Them (2005), quant à elle, synthétise un peu tous les aspects d’une exposition qui veut envisager de manière exhaustive les liens qui régissent la représentation du corps au pouvoir, à l’éducation, à l’aliénation, à l’histoire, à l’émancipation, etc.
Une dernière séquence est plus liée à la machine en tant que telle et semble un peu disjointe de l’ensemble de l’exposition qui alignait de manière plutôt habile les multiples approches transhistoriques du corps-machine, même si on ne boude pas notre plaisir de revoir les œuvres de Thomas Bayrle ou de Philippe Decrauzat ou de découvrir les stupéfiantes inventions de Jean Perdrizet.
Avec : Éric Baudart, Thomas Bayrle, Erick Beltran, G. Alexandre Chicotot, Philippe Decrauzat, Harun Farocki, Lauren Huret, Konrad Klapheck, Eva Kot’atkova, Tetsumi Kudo, Selma Lepart, Benoît Maire, Nathaniel Mellors, Anita Molinero, Laurent Montaron, Matt Mullican, Jean Perdrizet, Thomas Ruff, Markus Schinwald, Alain Séchas, Thomas Struth, Paul Thek, Francisco Tropa, Tatiana Trouvé, Ulla von Brandebourg, Christopher Williams.
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- Du même auteur : Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica, 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac,
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