Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier
Anna Solal
Mille projectiles
Frac Occitanie Montpellier
21 juin – 28 décembre 2024
Plus d’une trentaine d’œuvres, si foisonnantes qu’on les croirait mille en effet, mille détails à observer méticuleusement, mille directions pointées par des formes, des traits, des indices, composent cette exposition d’une jeune artiste qui a déjà une belle carrière à son actif. Les pièces les plus anciennes, en majorité des sculptures faites d’assemblages, remontent à 2017, les plus récentes, dont il va être question ici, ont été réalisées lors de son séjour à Rome en tant que pensionnaire à la Villa Médicis en 2022-2023, puis cette année.
Très tôt, 02 avait repéré le travail d’Anna Solal et publié, en 2018, un compte rendu de Pedro Morais qui analysait très finement ce qui s’y opère1. Dans l’idée de poursuivre l’analyse, il a semblé intéressant d’observer l’évolution de l’œuvre.
Précisons que l’accrochage n’est pas chronologique, ne souligne pas de fil rouge. On n’est bien sûr pas dans une rétrospective, mais dans une exposition vivante, bouillonnante à certains endroits, habillement composé touche par touche par l’artiste (qui a même effectué des re-touches) et par Marine Lang, commissaire de l’exposition, à l’invitation d’Éric Mangion, nouveau directeur du Frac Occitanie Montpellier.
Ce qui peut tout d’abord être souligné, c’est l’apparition de grands formats, factuellement due, comme le précise l’artiste au cours d’un entretien2, à la possibilité d’accéder à des ateliers plus spacieux, tant il est vrai que les conditions matérielles déterminent la nature des œuvres. Ces nouvelles dimensions donnent lieu au déroulement d’une narration visuelle où des éléments dispersés sont reliés les uns aux autres. Ainsi, la grande toile intitulée The Donkeys (125 x 260 x 3 cm, 2023) fonctionne à la manière d’une fresque murale, voire d’un graffiti ou d’un collage dans la rue : sur un fond noir encadré de plusieurs couleurs qui suggèrent une superposition de plans, telles des affiches successivement collées les unes sur les autres, des traces de pas, plus ou moins nettes, guident notre regard. Quelques fragments d’architectures – ou alors de circuits électroniques ? – balisent l’espace. Trois figures d’ânes occupent le centre, imprimées, découpées et collées – glanées dans le stock Getty Images (c’est marqué dessus) ; ces ânes, on ne sait pas s’ils sont paisibles ou non, s’ils flânent sur une petite route de campagne, ou s’ils sont en train d’agoniser sur une quatre-voies. Des prénoms de femme, « Durpan », « Magdalena », « Virdiana », sont mystérieusement écrits sur la toile. Évoqueraient-ils des collages féministes ? L’artiste n’en dit rien, alors on peut se l’autoriser… Ce sentiment que quelque chose d’indécidable se produit sous nos yeux résume bien la complexité de l’effet que produisent les œuvres d’Anna Solal sur notre sensibilité, entre quiétude et inquiétude, amusement et angoisse, dans une suspension intemporelle aussitôt démentie par la conscience de l’obsolescence, de l’urgence.
Mais peut-être faut-il insister également sur l’inscription des œuvres dans l’histoire de l’art ou plutôt des histoires de l’art éclatées qu’Anna Solal parvient à faire se rencontrer. Si, dans ses entretiens, elle déclare puiser dans la littérature sans doute plus que dans les arts plastiques3, les dernières réalisations, et peut-être particulièrement celles de la Villa Médicis, racontent notre monde contemporain au point qu’on pourrait les rapprocher de la peinture d’histoire, et mettre en tension le « bien fait » de l’esthétique des écrans et le « mal fait » du bricolage (sa marque de fabrique). Par exemple, le tableau @suite1717 (270 x 125 x 6 cm, 2023) représente un vaste pays avec un ciel bleu et des oiseaux, peut-être de mauvais augure, car ils volent au milieu de déchets électroniques, le tout souligné en bas par une bande rouge qui ressemble à la timeline des vidéos sur YouTube. Dans une zone esquissant la représentation d’une salle de bains, en tant que reflet dans le miroir au-dessus du lavabo, a été inséré un selfie de l’artiste et instagrameuse argentine, Amalia Ulman, à laquelle Anna Solal rend ainsi hommage. L’immortalise-t-elle par la peinture ? En fait, face à cette œuvre, on ressent le temps long du paysage et la vitesse folle des réseaux sociaux, avec la figure humaine comme prise à l’intersection des deux.
D’une manière plus directe, le portrait est le thème d’une série de tableaux intitulée Filtre Instagram (environ 160 x 100 cm chacun, 2024). Elle offre à voir une galerie de portraits contemporains, trafiqués, déformés par les filtres, tour à tour embellissant ou ridiculisant, se jouant en tout cas du « ça a été » de l’image photographique. Mais avec les retouches et les ajouts « faits main » dans les tableaux, parfois en volume, qui contrastent avec la texture lisse des écrans, une nouvelle relation s’instaure. Ce que l’on regarde, ce sont des portraits à l’ère de la post-vérité, remis par l’artiste dans le circuit du rapport au réel.
C’est dans de telles réflexions que nous plonge la contemplation des œuvres de cette exposition. Elles comportent une part de noirceur, littéralement et métaphoriquement, mais ne sont pas morbides ni désespérantes. Les « mille projectiles » du titre sont au contraire une invitation à déceler, parmi les débris de métal et de matière plastique qui nous blessent, nous et les animaux, des ressources pour retourner la situation.
1. www.zerodeux.fr/news/anna-solal/
2. « Anna Solal en conversation avec Marine Lang », livret de l’exposition.
3. Op. cit.
Head image : Anna Solal, Filtre Instagram I, 2024, dessin : collage, repose-plat en plastique, papier, papier métallisé, images imprimées, crayons de couleur, peinture, papier imprimé, colle, 160 x 100 x 4 cm. Photo : Elise Ortiou Campion.
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- Du même auteur : Gontierama à Château-Gontier, Alias au M Museum, Leuven, mountaincutters à La Chaufferie - galerie de la HEAR, Lacan, l’exposition au Centre Pompidou Metz, Jérôme Zonder au Casino Luxembourg,
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