r e v i e w s

Hera Büyüktaşcıyan

par Eva Vaslamatzi

Terres Résonnantes
sous la direction d’Alexandra McIntosh
Centre International d’Art et du Paysage-Île de Vassivière
26/11/2023 – 10/03/2024

La spécificité géographique et la complexité historique sont essentielles dans la nouvelle série d’œuvres de Hera Büyüktaşcıyan qui traite de la région du Plateau des Millevaches dans son exposition personnelle Terres Résonnantes au Centre International d’Art et du Paysage-Île de Vassivière. L’artiste, qui est connue pour inclure et faire remonter à la surface des récits supprimés, a prêté une grande attention aux informations qu’elle a recueillies tout au long de sa résidence sur l’île de Vassivière grâce à ses interactions avec les habitants et les entités non-humaines. Née à Istanbul dans une famille d’origine grecque et arménienne, elle a très tôt perçu le pouvoir du fragment comme preuve historique au service de la mémoire collective. Par le biais de la marche, élément majeur de sa pratique artistique, ses observations fines révèlent des traces d’effacement qui traversent différentes couches temporelles. 

Defending Ancient Waters, CIAP Vassivière, 2023. Photo © Aurélien Mole – Courtesy of the artist

À la manière d’un archéologue, Büyüktaşcıyan déterre les éléments de sa recherche et les fait lentement émerger en observant les éléments humains et non humains du paysage qui l’entoure, en utilise certaines parties pour ses œuvres. Bien qu’elle n’ait pas incorporé de matériaux vivants et naturels dans son travail avant cette exposition, on trouve dans son atelier d’Istanbul une intéressante collection de pierres : ce n’est pas un hasard si ces dernières absorbent et condensent de nombreuses époques et de nombreux souvenirs géologiques. Les pierres sont à la fois entières et fragmentaires, complètes et en ruines, elles intègrent le passé tout en laissant entrevoir des possibilités de créations futures. Un élément, semblable au format d’une pierre, parfois plus « carré », parfois moins régulier, revient dans de nombreuses œuvres de Büyüktaşcıyan, que ce soit sous la forme d’éléments sculpturaux, de gravures, ou encore dans sa vidéo, par la technique de stop-motion. Un fragment et un tout qui, grâce au travail de l’artiste, trouvent la force de se tenir debout et de parler sa propre langue, fonctionnant simultanément comme lettre et mot.

Nous retrouvons ce motif dans l’exposition Terres Résonnantes, cette fois sous la forme de fragments de bois que l’artiste trouve en se promenant dans le paysage qui entoure le CIAP de Vassivière. Ces fragments reposent sur une série de grandes toiles faites de paillage, dans l’installation Défendre les eaux ancestrales, qui semblent s’engouffrer par les fenêtres, en référence à la région du Plateau de Millevaches, qui tire son nom des nombreuses sources d’eau, rivières et ruisseaux de la région. Ces formes qui évoquent les cours d’eau parcourant le plateau, taillées dans un matériau utilisé en culture pour dompter la nature, ne visent pas à représenter un paysage. Elles ne cherchent pas non plus à créer un effet de trompe-l’œil, mais à rappeler une relation passée avec le paysage. L’eau est un élément clé et récurrent dans l’œuvre de Büyüktaşcıyan ; dans ce dernier travail, elle fait référence à des significations païennes qui restent vivaces de nos jours à travers certaines pratiques locales. Du rapport à la spiritualité supposée des sources locales dans les rituels païens à leur utilisation pour la construction de barrages hydroélectriques – ce qui a entraîné le déplacement forcé des populations de villages aujourd’hui situés au fond des lacs actuels – l’artiste met en lumière le désir de l’homme et comment il se concrétise en se projetant dans la nature. De petits fragments de bois provenant de troncs d’arbres sont brodés sur la toile de paillage, créant des squelettes géométriques, une vue de haut d’une ville qui rappelle le changement imposé.

L’utilisation païenne de l’eau, que l’artiste a explorée elle-même en visitant les sources de la région – « les bonnes fontaines », considérées comme ayant des pouvoirs de guérison – est abordée plus directement au premier étage du CIAP Vassivière avec l’installation Répétition pour changer de peau. En utilisant des troncs d’arbres, sur lesquels il est coutume d’attacher l’un des deux vêtements identiques que l’on mouille dans l’eau de la source, l’artiste transforme un espace caché en un monument involontaire. Le passage continu de la matière naturelle à la matière artificielle, portrait du paysage de la région elle-même, s’incarne également dans l’association du bois avec le feutre et le géotextile : ces deux matériaux sont liés à l’eau, comme en témoigne la méthode alchimique de production du feutre. Outre l’élément eau, l’artiste utilise l’élément feu pour brûler superficiellement le feutre dans des formes carrées qui dessinent des compositions, créant une continuité visuelle avec les compositions du rez-de-chaussée constituées de fragments d’écorces de bois. Le « naturel » d’une installation sculpturale « pesante » s’entremêlent dans l’espace avec des dessins de frottage au graphite, intitulés Loups et brebis, une série de dessins abstraits translucides où se mixent des éléments de contes folkloriques et du passé de la région. La référence à la figure de la brebis rappelle les anciennes utilisations de la terre et les changements constants de sa biodiversité, tandis que la figure du loup, qui apparaît comme la personnification du mal dans les contes de fées, illustre de manière allégorique l’imposant regard de l’homme sur la nature. 

Wolves and Sheep,CIAP Vassivière, 2023. Photo © Aurélien Mole – Courtesy of the artist

Dans le même ordre d’idées, Büyüktaşcıyan est attirée par les marques colorées qu’elle trouve sur les arbres de la région – indiquant ceux qui sont jugés infectés ou malades par les humains et destinés à être coupés. Dans son œuvre Dendrologie, l’artiste collecte ces morceaux d’écorce, leur donne la forme de masque et les présente dans un demi-cercle suspendu, une communauté accrochée au haut plafond du bâtiment du Phare du CIAP de Vassivière. Réalisée en collaboration avec la chorale locale Ensemble Madrigal, une pièce sonore chantée par le collectif enveloppe littéralement l’installation, déconnectant les mots de leurs versets originaux pour créer un chant abstrait qui semble renvoyer vers de multiples religions, langues et conceptions du divin et du monde.

D’une manière délicate, l’exposition de Büyüktaşcıyan évoque sous de multiples formes les limites de notre perception de l’autre, qu’il s’agisse d’entités humaines ou non humaines. Entremêlant le naturel avec l’artificiel en une chorégraphie complexe et sensible, elle tente de mettre différentes temporalités sur le même plan, explorant les richesses du territoire tout en accordant une importance égale aux divers points de vue ainsi qu’à leur manière de se concrétiser qui ont conduit cette terre et ces gens à leur état actuel.

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Head image : A Rehearsal for Changing Skin, CIAP Vassivière, 2023. Photo © Aurélien Mole – Courtesy of the artist

  • Publié dans le numéro : 106
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