r e v i e w s

Anouk Kruithof au Centre Photographique d’Ile de France

par Vanessa Morisset

« Tentacle Togetherness »
CPIF – Centre Photographique d’Île-de-France, Pontault-Combault

du 4 juin au 16 septembre 2023

Pendant plusieurs années, Anouk Kruithof, artiste pluridisciplinaire pratiquant beaucoup la photographie à ses débuts, n’a plus photographié. Elle n’a plus utilisé que des images trouvées, comme beaucoup il est vrai, pour ne rien ajouter au surplus existant, mais, chez elle, avec une interrogation forte sur la nécessité de la photographie. 

Peut-être faudrait-il commencer par là, par la visite de l’exposition qu’elle a préparée à la suite de sa résidence au CPIF en 2022, et par l’idée d’une photographie en crise, dans un monde qui ne l’est pas moins, comme une occasion de poser un regard critique sur le second à partir de la première. Un livre exposé à l’entrée (parmi d’autres) fournit un indice dans ce sens : en couverture, une photo disposée en biais, comme placée à la va-vite, montre deux personnes, chacune arborant un t-shirt où il est écrit : « I’VE TAKEN TOO MANY PHOTOS » et « I’VE NEVER TAKEN A PHOTO ». 

Vue de l’exposition « Tentacle Togetherness », Anouk-Kruithof, 2023 © CPIF. Photo : Francesco-Biasi.
Courtesy de l’artiste et Galerie Valeria Cetraro, Paris. 

Quand bien même, de façon surprenante a priori, cette crise prend corps dans l’espace de l’exposition en des installations très colorées, attirantes. La grande salle du CPIF est en effet structurée en îlots où les œuvres sont présentées devant des papiers de couleur, comme ceux qu’on utilise en fond lors de shooting en agence de pub. Car ce qui ne va pas est parfois beau. Par exemple, les mers de déchets plastiques qui éparpillent leurs transparences multicolores à la surface d’images archi diffusées dans la presse et sur Internet ne sont pas dépourvues de qualités esthétiques, ce qui vient heurter la conscience morale. Cette ambivalence est évoquée notamment par des œuvres composées d’images sur lesquelles l’artiste pulvérise un spray dissolvant, pour les rendre déliquescentes. Ou encore, une vidéo intitulée Ice Cry Baby (2017) qui montre que le désastre peut même parfois faire spectacle. L’œuvre consiste en un montage de vidéos trouvées sur YouTube, filmées par des touristes qui, en guise de vacances, s’offrent des croisières pour aller voir des banquises s’écrouler. Les bandes-son originales donnent à entendre des « Oh ! » et des applaudissements, comme devant un feu d’artifice. Nous-mêmes, placé•es dans la position de spectateur•ices par l’intermédiaire de la vidéo, sommes très mal à l’aise, tant le plaisir esthétique devant les signes du désastre exhibe de manière amplifiée la schizophrénie qui nous habite à différents degrés, entre la conscience de l’urgence de tout arrêter et la tentation d’un dernier plaisir coupable. En réalité, les œuvres présentées dans l’exposition expriment toutes à leur manière cette situation. Pour ce faire, l’artiste associe aussi les images à des éléments en volume ou des supports de latex qui renvoient au corps. Ainsi, la photographie est déplacée du côté de la sculpture, incarnant la notion de « photo-skin ». La photographie qui colle à la peau. Très tôt, Anouk Kruithof a eu cette intuition, notamment avec la série Sweat stress (2013), dont les clichés ont été réalisés au cours d’un workshop pendant lequel les participant•es devaient s’épuiser jusqu’à ce que leurs vêtements soient trempés de sueur. Ici, ces photos sont intégrées à des éléments en polystyrène recyclé pour qu’au corps suant répondent des photographies malmenées, dissoutes dans la matière de leurs supports.

Plus loin dans l’exposition, deux projets récents prolongent cette réflexion en suggérant une sorte d’issue de secours possible. Tout d’abord, une salle dont le sol recouvert d’un gazon synthétique (une des plus ridicules inventions humaines selon l’artiste — ce que confirment les petits crissements que produisent nos pas lorsque nous déambulons dessus) nous amène à considérer comment la technologie s’infiltre partout, y compris en des lieux où on ne s’y attendrait pas. Y est montré un ensemble de pièces rassemblées sous le titre Trans Human Nature, réalisées entre 2019 et 2021 à Botopasi, village de l’Amazonie surinamienne, où Anouk Kruithof réside et où elle travaille avec les habitant•es. C’est dans ce contexte qu’elle a recommencé à photographier, en créant des mises en scène. Elle photographie, par exemple, des images trouvées sur Internet qu’elle dispose au fond d’une rivière. L’eau les trouble, les assimile aussi. Ainsi, la dichotomie classique nature/culture est évincée au profit d’une impression de continuum qu’on pourrait rapprocher du Manifeste cyborg de Donna Haraway. Puis, une vidéo intitulée Universal Tongue (2020-2022) apporte une note optimiste, suggérant l’idée d’une communauté utopique formée par les humains à partir de leur amour de la danse. Résultat d’un vaste projet qui a consisté à collecter sur Internet, avec un groupe de chercheur•euses, près de 9 000 films de personnes qui dansent, de tout lieu, de tout style, de tout âge ; la vidéo est unifiée par une musique commandée à la compositrice et DJ finlandaise Karoliina Pärnänen. À cet égard, il est important de souligner que l’artiste travaille toujours en privilégiant les collaborations, ce qu’indique bien le titre poétique de l’exposition, « Tentacle Togetherness », inscrit en police de caractère CirrusCumulus, que l’on pourrait traduire comme une œuvre faite de ramifications et de tentatives pour créer un véritable être ensemble aujourd’hui.

Vue de l’exposition « Tentacle Togetherness », Anouk-Kruithof, 2023 © CPIF. Photo : Francesco-Biasi
Courtesy de l’artiste et Galerie Valeria Cetraro, Paris. 

1 Cette réflexion devant les œuvres d’Anouk Kruithof rejoint ce qu’explique Sylvestre Huet dans l’avant-propos de son livre, Le GIEC. Urgence climat. Le rapport incontestable expliqué à tous, paru en 2023 aux Éditions Tallandier : la mise en balance perpétuelle des effets dévastateurs de la consommation sur l’environnement avec l’envie de continuer à « profiter ». Avec cette très grande différence que les rapports du GIEC s’adressent avant tout à des politiques décisionnaires des infrastructures.
2 Police libre de droit, téléchargeable ici : https://fontmeme.com/fonts/cirruscumulus-font/#previewtool. Elle est aussi utilisée dans l’ouvrage monographique qui vient de paraître, Be Like Water

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Head image : Vue de l’exposition « Tentacle Togetherness », Anouk-Kruithof, 2023 © CPIF. Photo : Francesco-Biasi
Courtesy de l’artiste et Galerie Valeria Cetraro, Paris. 


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