Armelle Leturcq : Nobody is a stranger.
Espace No Name
MAY 24 2024 – JULY 17 2024
Adel Abdessemed – Iván Argote – Jean-Luc Blanc – Michel Blazy – Brognon Rollin – Stéphanie Brossard – Jacqueline De Jong – Jimmie Durham – Michel Journiac – Tarik Kiswanson – Alejandra Laviada – Myriam Mihindou – Gianni Motti – Christodoulos Panayiotou – Frank Perrin – Sofía Salazar Rosales – Bojan Šarčević – Oxana Shachko – Sturtevant – Jean-Luc Verna – Gisèle Vienne – Nil Yalter
Armelle Leturcq est critique et éditrice de revues. Elle a cofondé avec Frank Perrin Blocnotes en novembre 1992, année mythique pour la presse française d’art contemporain qui a vu paraître dans les kiosques Documents et Purple Prose et, dans les lieux d’art, des gratuits comme Le journal des Expositions et Omnibus. Depuis 1998, elle est la rédactrice en chef du magazine de mode et d’art Crash. Elle est aussi aujourd’hui commissaire d’une remarquable exposition intitulée Nobody is a stranger qui rassemble des œuvres splendides d’artistes qui animent sa passion pour l’art depuis plus de trente ans.
Alain Berland : En même temps que vos activités éditoriales pour le magazine Crash, vous organisez une exposition d’art contemporain avec 22 artistes qui vivent en France sous l’intitulé Nobody is a stranger, à l’espace No Name. Pourquoi ce titre et ce lieu ?
Armelle Leturcq : No Name est un espace créé par la consultante en art Patricia Marshall, pour accueillir des expositions de groupe. C’est un grand appartement haussmannien situé dans le 8e arrondissement de Paris. Patricia m’a proposé d’y organiser une exposition. L’envie de départ de cette exposition était de montrer des artistes français. Ensuite s’est posée la question de l’idée de nationalité aujourd’hui et de tous les débats sur la Loi Immigration, le droit du sol, etc., et encore plus avec ce qu’il se passe aujourd’hui, avec la dissolution de l’Assemblée. Qu’est-ce que cela veut dire « artiste français » et tout court « être français » ? Avoir un passeport français ? Ou simplement vivre en France ? Ensuite, je suis tombée sur un texte où les surréalistes utilisaient l’expression “Nobody is a Stranger”. En art, personne n’est étranger, l’art est un langage commun qui dépasse les nationalités. La scène surréaliste était constituée de beaucoup d’étrangers exilés en France, fuyant différentes dictatures et guerres à travers le monde. Je me suis dit que c’était la même chose aujourd’hui, que la scène française était constituée d’exilés de toutes origines. Et les exclure de cette idée de scène française m’a semblé absurde. Cette scène est constituée aussi d’artistes nés en France mais dont les familles sont originaires d’Afrique du Nord, d’Afrique noire, ou des territoires d’outre-mer, d’Amérique du Sud, des États-Unis, etc. Ensuite cette idée d’étranger m’a fait penser à ces artistes en marge, des artistes comme Gianni Motti qui a un lien fort avec la France, et tous ces artistes un peu à part et mythiques comme Michel Journiac dont nous étions proches aussi. Et également la génération des années 1990 à la Villa Arson: Michel Blazy, Jean-Luc Blanc, Jean-Luc Verna… Et bien sûr la fondatrice des Femen et artiste Oxana Shachko qui était réfugiée politique en France.
AB : Vous exposez dans un lieu privé à la renommée internationale, votre magazine à une édition anglaise, que souhaitez-vous affirmer en agissant ainsi ?
AL : Quand nous éditions Blocnotes avec Frank Perrin, nous étions souvent à Cologne, car c’était la ville la plus dynamique en Europe pour l’art dans les années 1990. Nous allions souvent à New York aussi. Au début de Crash, en 1998, les Japonais étaient fous du magazine et nous avons été invités à plusieurs reprises à organiser des expositions là-bas. Cela s’est fait naturellement, nous avons toujours eu une vision internationale je pense et avons été proches d’artistes étrangers comme Elaine Sturtevant, Jimmie Durham, Gianni Motti qui ont aussi un lien avec la France et sont pour cette raison dans l’exposition. Jimmie, nous l’avions invité pour l’exposition Économies chez Roger Pailhas à Marseille en 1994 et ensuite il s’était installé là-bas. C’était sa première exposition en Europe. Sturtevant est arrivée à Paris dans les années 1990 et elle ne connaissait pas beaucoup de gens, son travail n’était pas encore aussi reconnu qu’aujourd’hui, nous sommes devenus amis. C’est aussi ces liens que j’ai voulu montrer dans cette exposition.
J’ai voulu aussi exposer certains artistes français qui ne sont pas encore assez connus à l’étranger pour moi et dont le travail est très important. Des artistes comme Michel Blazy, Jean-Luc Verna, Jean-Luc Blanc, la génération de la Villa Arson des années 1990. Ces dernières décennies, en partie à cause je pense des aides de l’État, les artistes français ont souvent été placés en marge du marché de l’art international, les galeries françaises ont parfois travaillé en vase clos en étant soutenues par les Fracs, les Dracs, etc. Très peu collaborent avec des galeries étrangères et font circuler leurs artistes hors de nos frontières pour s’inscrire dans un marché international indispensable à la survie des artistes. C’est comme si ces galeries avaient loupé le coche de la mondialisation. Beaucoup d’artistes ont également fait le choix historiquement, de s’exclure du marché, comme Michel Journiac, artiste iconique que l’on redécouvre aujourd’hui par exemple et qui fait partie de l’exposition. Ou comme Nil Yalter qui vit en France depuis plus de trente ans, pionnière de l’art vidéo et pionnière sur le sujet de l’exil et du féminisme. Elle vient de recevoir le Lion d’Or à la Biennale de Venise, mais là aussi, la reconnaissance est tardive et vient de l’étranger…
AB : Voyez-vous des solutions pour que les artistes que vous évoquez soient davantage présents à l’international ?
Nous pensons avec Patricia Marshall et son équipe, faire voyager cette exposition en dehors de l’hexagone. Je vois qu’à l’international le milieu de l’art est curieux de la scène française, car ce sont souvent les mêmes “usual suspects” que l’on voit partout : la génération Huyghe, Parreno, Gonzalez-Foerster et leur auto-fiction. À suivi une génération au travail plus engagé, à l’instar d’Adel Abdessemed, qui a ouvert la voie…
AB : Comment avez-vous structuré votre exposition ?
AL : L’appartement est constitué de cinq pièces en enfilade. Il fallait que dans chaque pièce, les œuvres dialoguent le mieux possible, je me suis mise à la place du collectionneur qui vivrait avec ces œuvres au quotidien. J’aime aussi mélanger les générations et découvrir des correspondances inattendues entre les travaux. Certains artistes sont jeunes comme Sofia Salazar qui sort des Beaux-Arts de Paris. La force de ses sculptures supporte d’être montrée au côté d’artistes plus établis qui enseignent d’ailleurs dans la même école comme Bojan Sarcevic. Ce dialogue sans hiérarchie m’intéresse. De même Stéphanie Brossard qui est dans sa vingtaine, je la présente à côté de dessins de Jimmie Durham. Je trouve chez elle une poésie et une attraction pour les matériaux pauvres proche du travail de Jimmie.
De façon générale, on remarque dans l’exposition un attrait pour ces matériaux pauvres ou issus du domaine public et de l’industrie, mixés avec une démarche presque artisanale et très intime. Comme Myriam Mihindou avec son œuvre Fleur de peau réalisée en savons utilisés par ses proches et qu’elle a ensuite sculptés. Je ne m’attendais pas à tant de correspondances entre les œuvres. Cela s’est fait naturellement car je fonctionne d’abord à l’intuition, et selon mon propre goût. Cela m’amuse de me demander, “Pourquoi est-ce que j’aime ce travail ou pas ?” Il n’y a pas de recette et c’est ça qui m’intéresse aussi dans l’art. L’art est un langage sans explication, sans mode d’emploi. Chacun est libre d’interpréter une œuvre comme il le veut. Parfois et même souvent l’artiste laisse le hasard opérer dans son processus, il improvise et ne sait même pas ce que cela va donner. J’adore le titre de l’œuvre de Jimmie Durham dans l’exposition : This note Should Explain Everything. On a tendance aujourd’hui à trop expliquer les œuvres et à demander aux artistes de délivrer des messages. Dans les écoles d’art, on apprend sans cesse aux étudiants à présenter leur travail, à l’expliquer. On dirait parfois de bons petits soldats qui ont bien appris leur leçon. Ça n’est pas l’idée que je me fais d’un artiste.
J’aime cette idée d’étrangeté, ces œuvres qui convoquent notre imaginaire, notre réflexion, au-delà des apparences. J’aime aussi la phrase de Gianni Motti : “Je ne suis pas Gianni Motti, Gianni Motti est mon nom”. Comme s’il avait envie de se libérer de son nom, à l’heure où les artistes poussés par le marché et les galeries à la surproduction deviennent parfois des marques.
En organisant cette exposition, j’ai dû me confronter à l’exercice d’expliquer ces travaux. Je préfère donner des pistes, raconter les histoires de chaque œuvre, car chaque œuvre a une histoire, plutôt que d’interpréter ce que l’artiste a voulu dire, et parler à sa place car il n’a pas forcément de message à faire passer, de déclaration à faire. Il n’y a pas de mode d’emploi et il faut respecter le silence de l’œuvre. Léo Panico et Catherine Ugols, qui travaillent au quotidien dans l’exposition, m’ont dit que c’était une “exposition silencieuse”. J’aime cette expression.
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Head image : vue de l’exposition NOBODY IS A STRANGER, espace No Name, 2024.
- Publié dans le numéro : 108
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- Du même auteur : Paul Thek au MAMCO de Genève, Thu-Van Tran au MAMAC de Nice, Lisa Yuskavage à la galerie Zwirner,
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