Barbe à papa au CAPC de Bordeaux
Commissariat : Cédric Fauq
Du 3 novembre 2022 au 14 mai 2023
Chaque année depuis 1854 sur la place des Quinconces à Bordeaux, les mois de mars et octobre s’animent d’une immense fête foraine qui rythme la ville jusque sous les fenêtres du Capc tout proche. « Barbe à papa » se fait l’écho de la fameuse foire des Quinconces et, au-delà, tente d’appréhender une histoire culturelle et matérielle de la fête foraine. Cédric Fauq, qui en assure le commissariat artistique, a pensé l’exposition comme la mise en scène d’une « atmosphère ». Pour lui, la fête foraine et l’exposition temporaire partagent beaucoup de similitudes. « Il s’agit d’observer comment les artistes font usage de mécanismes de captation de l’attention, de l’illusion, de dispositifs de monstration ‘impurs’ et de systèmes de cloisonnement de l’espace, autant de stratégies et caractéristiques que l’on pourrait attribuer à la fête foraine, et qui posent la question de savoir si toute œuvre d’art est aussi une attraction » explique-t-il. Derrière l’apparente légèreté qui colle à son titre, l’exposition offre le spectacle d’une fête foraine au ralenti et en déconstruction.
Occupant la grande nef et les mezzanines ainsi que la façade de l’institution bordelaise, elle donne à voir les œuvres de plus de cinquante artistes qui présentent des affinités matérielles, formelles ou culturelles avec des éléments de la fête foraine. Sculptures, installations, vidéos, peintures, œuvres sonores ou performances, composées d’air, d’électricité, d’acier, de plastique mais aussi de sucre, d’huile et de sel, se font écho entre elles à la faveur de cinq lignes directrices qui découpent et définissent un parcours, à commencer par « Festin » qui lie l’imaginaire de la fête foraine à celui d’un monde rempli de sucreries et dont les œuvres, bien souvent luisantes, alléchantes ou bien repoussantes, suscitent les papilles gustatives à l’image des sucettes géantes (2021) renversées au sol de Thomas Liu Le Lann ou de la gargouille crachant du pop-corn (2022) d’Alfredo Aceto.
« Barbe à papa » fait en effet appel à un certain univers gourmand. Le soir du vernissage, qui a attiré trois mille trois cents personnes, un record absolu pour le Capc, le bâtiment devenait une machine de transformation du sucre en barbe à papa. L’artiste canadien Julien Ceccaldi a conçu « Door to Cockaigne », une porte qui ouvre vers le pays de Cocagne, dans l’encadrement de laquelle un personnage peint évoquant la figure de la sorcière dans les contes invite à entrer dans l’exposition « pour le meilleur et pour le pire » prévient Cédric Fauq. L’artiste britannique Chila Burman anime la façade du musée avec des néons aux couleurs arc-en-ciel figurant diverses images inspirées de son héritage indien auxquels elle adjoint le camion de glace de son père. Surtout connue pour sa pratique de collage, de photomontage et de sculpture, elle commence à transformer ses dessins en néons à partir de 2020 à l’occasion d’une commande sur la façade de la Tate Britain à Londres pour laquelle elle s’inspire de la fête des lumières Diwali. On peut aussi y lire « We are here because you were there », slogan utilisé par la diaspora indienne, écrit en tube lumineux. Derrière la fête foraine, il y a une lecture politique de la société, notamment des corps à travers les bêtes de foire : les Freaks, illustrée par la vidéo d’une opération de séparation de sœurs siamoises à l’origine destinée aux étudiants en médecine. L’artiste afro-américain EJ Hill interroge le motif des montagnes russes liées à l’histoire de la ségrégation étasunienne puisque la communauté noire n’avait pas accès aux loisirs. Pour lui, l’égalité sociale passe aussi par l’égalité d’accès aux loisirs. Le lien avec le ciel conduit à une autre section intitulée « Gravity » dont les œuvres oscillent entre légèreté et lourdeur.
Elle fait le lien entre la fête foraine, le ciel et la terre, et son titre fait référence à la pièce « Gravity Road » (2020) de Jesse Darling, sculpture prenant la forme d’une montagne russe décharnée, malmenée par le temps, blessée, bandée mais néanmoins toujours debout, qui tire son nom d’une des toutes premières lignes de chemin de fer américain dont l’origine est à rechercher du côté de l’industrie minière en Pennsylvanie. L’œuvre monumentale fait ainsi le lien entre travail et divertissement, entre terre et ciel. « Jesse Darling traduit l’équilibre précaire souvent constitutif de ses sculptures à une échelle quasi-monumentale » indique Cédric Fauq. « Il rend ainsi l’acier vulnérable ». Issue de la nouvelle génération d’artistes conceptuels, Ghislaine Leung construit des structures gonflables qui marquent le passage d’un espace à un autre. Leur « WELCOME », permet d’interroger la typologie du lieu dans lequel elles se trouvent : musée ou fête foraine ? L’installation « We Dream More Than You » (2022), décrite par Kevin Desbouis, son auteur, comme un « monument masochiste et mathématique », propose des équations absurdes à partir de peluches-astres ou d’un ensemble de machines programmées pour souffler des bulles de savons afin de les fouetter. Inédite, la peinture de Lutz Bacher « Barba Papa » (2016) reprend le titre de la série de livres (1970) popularisée dans le monde entier par le dessin animé éponyme en 1974. L’artiste reprend la figure du protagoniste principal, opérant quelques ajouts : cheveux, jambes et sans doute poitrine. Il positionne à l’endroit du sexe un petit paysage menant à un soleil, l’hypothèse par Cédric Fauq d’une autre « origine du monde ». Avec ses lunettes interactives qui permettent de voir à l’envers, Carsten Höller pose la question du renversement, tandis que les deux panneaux lumineux d’Alfredo Aceto qui ouvrent et ferment respectivement l’exposition sont trop petits pour assurer leur fonction publicitaire ou médicale.
Donnant l’impression de vouloir s’échapper du musée, l’installation « Umbrella slap » (2021) de l’artiste marocaine installée à New York Meriem Bennani annonce le passage dans la section « Carrousel » qui s’intéresse au mouvement, au motif du cercle, à la notion de boucle qui se répète. Manège détraqué tournant au ralenti avant de s’emballer, « Le berceau du chaos » de Bertille Bak considère le carrousel comme un espace dangereux, rappelant son origine militaire. Avec les montagnes russes de Jesse Darling et les chevaux calcinés de Bri Williams, ils offrent une vision catastrophique de la fête foraine soulevant la question de la perte de l’innocence.
« Cavalcade » (2019), long plan séquence d’une roue posée sur une rivière, du réalisateur autrichien Johann Lurf, fait basculer le visiteur dans la section « Lanternes » qui tend à rendre l’électricité palpable, matière essentielle car constitutive de la fête foraine qui n’existerait pas sans elle. La grande roue, figure centrale de la fête foraine, est présente à travers un dessin et deux photographies de l’artiste américaine Ericka Beckman. La fée électricité se manifeste partout ou presque. Elle fait jaillir les couleurs fluos des néons de Chila Burman sur la façade du Capc. Elle donne vie aux lasers de l’artiste britannique Matt Copson, anime l’installation suspendue d’Arash Nassiri, « Pleurage & scintillement » (2022), composée d’une multitude d’écrans LED, distorsions d’enseignes lumineuses filmées à Téhéran par l’artiste dix ans auparavant. « RAZZLE DAZZLE, The Lost World » (2006) du vidéaste expérimental américain Ken Jacobs reprend le court-métrage montrant des gens sur un manège réalisé en 1903 par Thomas Edison, pionnier de l’électricité et du cinéma. Jacobs étire les soixante secondes que dure la séquence originale jusqu’à quatre-vingt-douze minutes pour en faire un film psychédélique.
Enfin, « 1893 », année marquant le début historique de la grande roue à l’Exposition universelle de Chicago, dédiée à l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique quatre cents ans plus tôt, s’intéresse à la fête foraine dans l’histoire, le temps et la mémoire. Concentrés sur la Midway Plaisance, les premiers manèges cohabitent avec les expositions d’art et les zoos humains, le tout étant placé sur le même niveau. Des trains promènent les visiteurs. Faux panneau d’affichage faisant référence à un hôtel construit spécifiquement pour l’exposition universelle, « Dark Places: part II. ‘The Castle : The World’s Fair Hotel » de Cécile Di Giovanni, fait surgir du passé le fantôme du docteur Henry Howard Holmes, premier tueur en série des Etats-Unis, qui avait conçu l’hôtel pour perpétrer ses meurtres, près de deux cents personnes auraient perdu la vie dans ce château des horreurs qui fut remplacé par un bureau de poste.
Dans « Barbe à papa », plusieurs structures vides sont activées par des performances. La manifestation pourrait se définir comme l’ombre d’une fête foraine. Aux mats de cocagne et aux promenades aériennes ont succédés la grande roue et les montagnes russes, confirmant l’hypothèse de départ d’un endroit privilégié pour se rapprocher du ciel. Immersive, l’exposition revisite ainsi l’univers forain, transformant ce rituel populaire souvent mal considéré, en une expérience quasi-spirituelle, faisant de l’espace profane une expression du sacré.
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1 Cédric Fauq, Barbe à papa, texte accompagnant l’exposition, Capc musée d’art contemporain de Bordeaux, du 3 novembre 2022 au 14 mai 2023.
2 Ibid.
3 Également appelée Divali ou Deepavali, la fête des lumières est l’une des plus importantes cérémonies indiennes. On y célèbre la victoire de la lumière sur les ténèbres, de la connaissance sur l’ignorance et du bien sur le mal en allumant des bougies dans les temples et les villes, en offrant des cadeaux et en tirant des feux d’artifices. Voir Ramalingam Va, « L’Inde illuminée par Diwali », Le journal international, 12 novembre 2013.
Head Image : Vue de l’exposition Barbe à Papa © photo Arthur Pequin
- Publié dans le numéro : 103
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- Du même auteur : 10ème Biennale internationale d'art contemporain de Melle, Jordi Colomer au Frac Corse, Gianni Pettena au Crac Occitanie, Rafaela Lopez au Forum Meyrin, Banks Violette au BPS 22, Charleroi ,
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