Beatriz Santiago Muñoz au CRAC Alsace
Beatriz Santiago Muñoz, OTTILIA
15 juin au 17 septembre, CRAC Alsace
Depuis 2017, Beatriz Santiago Muñoz se plonge dans l’univers de Monique Wittig et de ses Guérillères pour faire naître des expériences collectives mises en film. D’abord à Porto Rico, elle recrée une entité collective, fidèle au Elles du livre, proposant à ses amies proches, performeuses, militantes féministes de vivre et d’incarner face caméra des transpositions de l’ouvrage, de lectures collectives en improvisations. Les mots de l’écrivaine résonnent et transpirent dans un décor tropical, s’actualisent par la dimension raciale et post-coloniale. L’exposition présente ce premier film, Oriana, éclaté dans l’espace et entremêlé à des passages d’Œnanthe, film cette fois réalisé dans les alentours alsaciens du CRAC et de Dannemarie, ville de naissance de Monique Wittig. Des bords d’un lac, à une imprimerie, en passant par un jardin et une bibliothèque, ce sont des filles et femmes proches du centre d’art, enseignantes, étudiantes, artistes qui se lancent sur la piste des Guérillères.
Dans cette constellation cinématographique, on passe d’un extrait à un autre, sans parcours défini, sans début et sans fin, comme une grande boucle. « Le cercle parfait » de Wittig est omniprésent tant dans les images des films que dans l’expérience du regard. On le retrouve dans les symboles dessinés par les protagonistes, ici sous forme de tatouage dans la forêt tropicale, là au sol sur les rives du lac alsacien. Il est présent dans chacun des titres des films, mais aussi dans les chants tantriques entonnés. Parfois sous forme de cerceaux à l’écran et dispersés autour du centre d’art, ou encore sous forme de trou entre deux salles de cet ancien lycée. Le montage et les apparitions de certaines scènes dans d’autres séquences brouillent les frontières mentales et la réception des images se rapproche de la confusion ou de l’hallucination dans un cycle surréaliste. Dans ce flot, l’esprit tente de s’amarrer à des détails : d’un écran à un autre, les paysages et les décors changent, les vêtements et les outils se modernisent, les tonalités varient et passent du stoïcisme à l’insouciance. Chaque bribe de film semble nous faire progresser dans une généalogie de femmes très distendue, de la soupe cosmique à des sociétés primitives et proto-féministes, jusqu’aux temps modernes des usines et plus modernes encore que sont ceux de leur commentaire sur des clichés en noir et blanc. Œnanthe prend un moment pour décor une ancienne imprimerie, et les personnages y partent à la recherche d’existences ouvrières féminines passées, celles de l’imprimerie-même, manipulant les caractères typographiques, celles des usines textiles de la région grâce à des photographies d’archives. Des ancêtres Portoricaines à l’enfance alsacienne qui a un goût d’Opoponax, la caméra effleure la portée de transmission par la langue et par les récits. Monique Wittig voulait transformer le monde par l’écriture, et le travail des voix dans les films de Beatriz Santiago Muñoz apporte au texte des corps vivants qui lisent, déclament, chuchotent dans des langues différentes accentuées par leurs échos, créant alors ce nouveau langage.
Ces corps apparaissent à l’écran fragmentés, des plans rapprochés sur des bras, des nuques, des mains, des bustes. Parfois même coupés entre deux écrans latéraux, un bras d’un côté et le reste du corps de l’autre côté. On retrouve un corps presque informe, une poupée de chiffon coiffée d’un masque, allongée dans un hamac, et dont la demi-jambe en céramique ressemble étrangement aux bottes qu’une des femmes porte dans Oriana. Sur la représentation de Monique Wittig faite en collage par son amie Lena Vandrey, la silhouette est coupée, une partie du corps est manquante, et comme le notent les commentatrices dans la vidéo adjacente intitulée Conversation, les contours sont plutôt ceux des corps masculins en V.
Cette fragmentation des corps, mais aussi des films eux-mêmes, n’est pas sans rappeler l’écriture des Guérillères, divisée en trois parties, narration entrecoupée de cercles, de poèmes, de listes de prénoms. Tout comme le rythme des films traduit la vitesse de l’écriture, lent et étiré, ou au contraire saccadé. Certaines scènes filmées sont empreintes d’une certaine latence et immobilité, sans que l’on ne parvienne à déterminer si cette inertie est signe de quiétude ou au contraire d’effroi. L’atmosphère est ambivalente, d’un côté la violence, des traces de luttes et d’attaques sont omniprésentes. On y parle d’ennemis, de victoire, d’arme, de sang, c’est tout un champ lexical de l’affrontement et du chaos qui est convoqué, presque invoqué, amplifié par les sons et musiques. Se repose-t-on après un combat ? Ou contraire s’y prépare-t-on appelées par la sonnerie des cors et des flûtes ?
De l’autre côté, ce sont des moments de tendresse des corps entremêles, de convivialité et de la vie quotidienne. Tour à tour, on cuisine ensemble, on lit à voix basse, on danse autour d’un grand feu. Dans Oriana, les femmes parfois s’activent pour construire, des armes peut-être ? ou des cabanes ? Les paroles et les gestes échangés glissent alors vers le rituel, presque mystique autour de figures divines et magiques qui apparaissent çà et là : au cœur du feu, dans la forêt sous la forme d’une femme-araignée, ou encore lors de funérailles.
La rudesse des récits d’Oriana est accompagnée d’une communion avec la nature lors des temps de cueillette, de la préparation des repas ou des différents rites pratiqués. Dans Œnanthe, l’harmonie végétale se décline sous forme de liste et d’énumération d’espèces variées. Le paysage, plus dompté, se veut plus serein et léger, au diapason des rires et des conversations enfantines, sans pour autant perdre en magique, car le groupe semble chercher une créature fantastique.
Le collage de Lena Vandrey, présenté de façon inédite dans l’exposition, encapsule toutes les forces contraires qui passent d’un écran à un autre et qui habitent les films de Beatriz Santiago Muñoz : Wittika Ingrimm est à la fois portrait de la colère et de ses trophées, une déesse au troisième œil, une créature hybride humaine, animale et végétale.
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Head image : Oriana, 2023. Installation vidéo multicanale. Film 16mm et vidéo 4K, son 5.1. Durée: 27’00’’ © Aurélien Mole
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : Moffat Takadiwa, Stanislas Paruzel à 40mcube, EuroFabrique en Roumanie, June Crespo, Mathilde Rosier et Ana Vaz au CRAC Altkirch, Anne Laure Sacriste,
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