Benjamin Seror
« Fascination »
CRAC Alsace, Altkirch
14.11.2021 – 30.01.2022
« C’est l’extrême sensibilité qui fait les acteurs médiocres », avertissait Denis Diderot dans Le Paradoxe du comédien1. Un constat qui n’est pas du goût de Benjamin Seror (1979, Lyon). Au CRAC, l’artiste-performeur a choisi de briller non par le mot d’esprit, mais par une posture d’amateur qui pose sur le monde un regard candide. L’artiste s’est fait connaître par des actions improvisées dans lesquelles l’art du storytelling mêlé à une pointe de burlesque rivalise avec celui de la chansonnette. Entre le disco et la pop-électro sentimentale des années 1990, les mélodies sirupeuses sentent bon la variété. Sauf qu’à Altkirch, Benjamin s’est absenté. Pas de show de cabaret ni de plateau télé cette fois-ci. Les habitués du vernissage en furent désappointés. « Fascination », le titre de l’exposition, dit la volonté de nous séduire par la parure, le décor et la couleur d’une pochette de disque irisée. C’est même à une forme de compil’ déployée dans l’espace que nous sommes conviés. En huit morceaux, l’homme-orchestre (il chante, il compose, il monte) traduit le malaise adolescent, la peur de l’avenir et l’ennui du quotidien, fruit de la morne incuriosité, pour paraphraser Baudelaire : Demain, Second Earth, Depressing Times, Ne plus redire, ne plus revoir, Stresssssss, Those with the Fake Shoes, Médiocre et Relaxer. Dans le vestibule de cet ancien lycée de l’époque allemande, les titres collés en vinyle scintillant sur la cimaise introductive sont éclairés de LED aux variations multicolores. En fond sonore, un poème malaxé comme une pâte sonore par Tarek Lakhrissi (1992, Châtellerault) sur une musique de Benjamin Seror en constitue le préambule : « These are things, I didn’t expect, Feelings, Things I didn’t see in the future, Things I couldn’t imagine, Things I met to protect me… ». À l’étage, les chansons se déclenchent simultanément selon un programme déterminé. Les musiques sont accompagnées soit de mobiles suspendus, soit de clips présentant des fleurs de jardin pavillonnaire filmées en plan fixe. Il suffit alors de prêter l’oreille pour se laisser guider d’une salle à l’autre, comme avait pu le proposer Liv Schulman au début de l’année 20212. Des roses ou des bégonias tremblants sous l’effet du vent, des faisceaux lumineux acidulés, halos roses, jaunes ou bleus qui rappellent ceux de la plasticienne belge Ann Veronica Janssens, des réglettes à LED colorés évoquant les barres du Roumain André Cadere infiltrées dans les recoins des vernissages parisiens. Quant aux fameuses chansons d’ambient électro, elles semblent émaner d’une jeunesse déprimée qui chercherait à s’abîmer sur un dancefloor déserté. En 2018, l’artiste organisait le concert-performance Disco sentimentale au festival Setu (Finistère Sud). On pouvait y lire : « Benjamin Seror a interprété une série de chansons ʺdisco-sentimentalesʺ. Plongé dans une vapeur rose en attendant la fin du monde, on a dansé, on a pleuré… ». La description touche à l’essence du kitsch : la disposition humaine à s’émouvoir de sa capacité à être ému3. Au risque de tomber à chaque instant dans « la médiocrité, la platitude, la mièvrerie [ou] la préciosité », pour reprendre les mots de Francis Ponge à propos des natures mortes de Chardin4, chaque composition déploie un grand sens du second degré. Les pistes de l’album reposent à la fois sur les notes métalliques du synthé et sur un refrain obsédant, techniques commerciales qui ont forgé notre expérience esthétique. Les paroles, bilingues français–anglais, retranscrites sur de petits paravents aux allures de livres de prières, ont plusieurs vertus : elles rendent compréhensible la voix transformée par un synthétiseur, autonomisent le langage de la mélodie et soulignent la pauvreté des paroles – un des secrets pour créer les plus grands tubes musicaux. Alors, par où l’exposition brille-t-elle ? Où est la boule à facettes ? Dans le costume de scène. L’artiste a accroché de façon impromptue dans le couloir du premier étage sa nouvelle garde-robe : combinaison de faux-sequins en paillettes arc-en-ciel, grenouillère de velours noir, t-shirt jaune imprimé d’une rose rouge et pantalon fuchsia.
Le rez-de-chaussée est occupé par quatre jeunes diplômés de l’école d’art de Grenoble, encore imprégnés de la « pédagogie du frisson » transmise par Benjamin Seror. Parmi eux, Shohyun Park (1991, Busan) présente dans l’ancien auditorium une trentaine de maquettes d’édifices découverts à Lyon, Tours, Séoul ou Tokyo, à partir de cartons de déménagement. En haut des gradins, terrain propice à la distraction des rêveurs, elle expose les pliages de papier réalisés lors de ses voyages, fascinants enregistrements du temps. Ru Kim (1995, Hambourg) est cellui qui investit le mieux les espaces du centre d’art, jusqu’à les faire oublier. Dans une installation de cordages évoquant autant Mile of String deMarcel Duchamp (1942) que des méandres naturels ou administratifs, elle met en scène un dialogue entre les eaux du fleuve Han, à Séoul, accusées par les hommes d’être responsables de la mort de ceux qui tentent de les traverser, mais aussi des centaines de Coréens qui y disparaissent chaque année. Deux micros proposent aux visiteurs de se donner la réplique. Sur des plexiglas suspendus, pupitres verticaux, les propos traitent du réaménagement du pont Mapo par Samsung Life Insurance en 2012. Avec le cynisme propre au capitaliste, la société d’assurance a fait installer des messages d’encouragements sur les rambardes lumineuses pour réchauffer le cœur des malheureux. Au sortir de cette traversée, nous serions presque gagnés par la résignation et le désir de cultiver notre jardin, selon les préconisations de Pangloss adressées au jeune Candide5. Si la médiocrité est d’or6, il ne faudrait pas passer pour autant de la dérision au dérisoire. Rendre la mélancolie active est un projet ambitieux, que tente de relever cette exposition avec nonchalance. Reste alors la délicieuse sensation de flottement mâtinée de spleen propre à ce mystérieux bal des fantômes.
1. Denis Diderot, Le Paradoxe du comédien [1769], Paris, A. Sautelet et Cie, 1830.
2. Liv Schulman, exposition « Eurropa », Crac Alsace, 14.02 – 30.05.2021.
3. « Le kitsch fait naître tour à tour deux larmes d’émotion. La première larme dit : Comme c’est beau, des gosses courant sur une pelouse ! La deuxième larme dit : Comme c’est beau, d’être ému avec toute l’humanité à la vue de gosses courant sur une pelouse ! Seule cette deuxième larme fait que le kitsch est le kitsch », Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, Paris, Gallimard, 1984.
4.Francis Ponge, De la nature morte et de Chardin, Paris, Hermann, 1963.
5. Voltaire, Candide, ou l’Optimisme, Genève, G. & P. Cramer, 1759.
6. Horace, Odes [23 av. J.C.], Paris, Alphonse Lemerre, 1885.
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Image en une : Vue d’exposition au CRAC Alsace. Photo : Aurélien Mole, Courtesy de l’artiste
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- Du même auteur : L’Anthologie de l’éternuement de Fred Ott. Flinch aux Moulins de Paillard, Alex Cecchetti au musée de Rochechouart, Stéphane Thidet, Jibade-Khalil Huffman, Dancing Machines,
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