Bergen Assemblée
4ème Bergen Assembly : Yasmine et les sept faces de l’heptaèdre
Commissariat : Saâdane Afif/ Yasmine d’O.
Du 8 septembre au 6 novembre
Tous les trois ans, la ville de Bergen en Norvège célèbre l’art contemporain à travers la Bergen Assembly. Chaque édition prend un format différent selon la personnalité invitée à en assurer la direction artistique. La quatrième a été confiée à l’artiste français Saâdane Afif pour qui l’exposition est un territoire d’expérimentation, l’œuvre, évolutive. Il a délégué le commissariat à la Berlinoise Yasmine d’O. qui, partie à la recherche d’une étrange forme géométrique à sept côtés, va faire la rencontre de sept personnages qu’elle tente de persuader de lui livrer le secret du curieux volume. La triennale s’articule autour de ces sept personnages issus de « L’Heptaèdre ». Sept personnages qui forment les sept expositions de la manifestation, disséminées dans la ville, les sept faces du quatrième opus de Bergen Assembly.
Les sept protagonistes « ressemblent à un jeu – un jeu de tarot – et c’est pratique, car mon travail de commissaire nécessite un certain niveau de divination » indique Yasmine d’O. « Après les avoir rencontrés un par un au fil des ans, j’ai réuni ces sept personnages à Bergen sous la forme de sept expositions. Vingt et un artistes ont accepté de nous prêter leurs œuvres pour leur donner vie » précise-t-elle encore, les en remerciant chaleureusement. Le public est donc invité à poursuivre sa quête de l’Heptaèdre, prétexte à déambuler dans Bergen à la découverte des différentes expositions.
Par ordre d’apparence, le « professeur » est le premier personnage rencontré par Yasmine d’O. On le trouve naturellement à la faculté des beaux-arts, musique et design de l’Université de Bergen (UiB) où il prend les traits du célèbre peintre allemand de l’entre-deux-guerres Georg Grosz via la reproduction de son « autoportrait en Warner » (1927). Habillé d’une blouse bleue, il lève l’index vers le ciel, signe de lendemains incertains. À la classe d’autoportraits de Lars Korff Lofthus répond une étrange black box qui prend des allures de diner américain mâtiné de restau routier, écrin singulier des saisons 1 et 2 du Gruppo Petrolio que diffusent des écrans disposés au mur entre les tables. La transmission, la réinterprétation, l’improvisation sont au cœur de la démarche de ce « collectif mouvant et instable », autant de stratégies subversives pour contrer les assauts du néolibéralisme.
Le bonimenteur, ce maître des illusions, utilise le langage comme outil. Qu’il soit magicien ou politicien, il est la figure par laquelle la fiction devient réalité. L’art dans son rapport étroit au réel ne serait-il pas lui-même une illusion ? L’exposition présente notamment une sculpture immersive, « Bonfire » (2022), œuvre de GRAU qui s’intéresse à la façon dont le design peut modifier les comportements et les perceptions.
Le motard suit le fil de sa pensée vagabonde, tissant des liens entre ses rencontres de hasard, connexions qui donnent du sens aux histoires qu’il rapporte. Installée au Bryggens Museum, l’exposition réunit des installations de Shirin Sabahi, Denicolai & Provoost et Katia Kameli dont le « stream of stories » embarque le visiteur pour une odyssée en Inde, en Iran et au Maroc, à la recherche des origines extra européennes des Fables de La Fontaine, une errance qui illustre parfaitement la pensée du motard.
Si la diseuse de bonne aventure aide à organiser la réalité quand on est en proie au doute, et la touriste parcourt le monde en chasseuse de souvenirs qu’elle est, souvenirs prouvant notre existence, notre altérité, notre singularité, pour le charbonnier – qui prend une tout autre dimension avec la crise énergétique qui vient –, le moment est venu de rendre hommage à tous les organismes décomposés il y a des millions d’années pour former des énergies fossiles. Pour donner un peu de majesté à ces funérailles, il convoque les œuvres de Claude Debussy et d’Augustin Maurs dont le sublime « Nothing more » manifestation pour voix et orgue, développée en collaboration avec le chœur Volve Vokal, explore la possibilité de la voix comme source de résilience à la fois sonore et politique. Donnée en première mondiale au Domkirken, elle est assurément l’une des plus belles créations de la triennale. L’acrobates, « qui sont deux mais ensemble comme un seul personnage » prend soin de préciser Thomas Clerc, sans doute parce qu’il invite ainsi à envisager le renversement de l’ordre établi en faisant appel à notre multiplicité intérieure, s’incarne à merveille dans les œuvres performatives de Transformella malor, créature androgyne anarchique semblant sortir tout droit de l’espace. Sa réjouissante invitation à un voyage performé au cœur d’un gigantesque entrepôt aux couleurs jaunes et bleues, nouvel espace de normativité, est en réalité une incursion en territoire « repro-révolutionnaire ». Avec une bonne dose d’humour souvent grinçant, l’artiste queer entend dénoncer dans son temple même les valeurs d’« ikeality » qui, loin d’être inclusives se conforment au contraire au schéma éculé de la famille traditionnelle. Ainsi, tous les produits de la firme mondialisée sont pensés pour satisfaire le modèle familial nucléaire, excluant tout autre construction non conforme à ce schéma. À une époque où les notions de corps et de genre divergent, Transformella malor fait prendre conscience directement dans l’antre de la bête des mécanismes néolibéraux-conservateurs de reproduction, de contrôle et de consommation.
Avec un grand sens du récit et beaucoup d’humour, Sadaâne Afif invite à une chasse au trésor artistique dans une manifestation à échelle humaine où la distinction entre les genres est gommée, où exalte le plaisir d’exposer, de montrer, de narrer, de jouer, et démontre que ce n’est pas incompatible avec le développement d’une pensée critique et politique. Rarement sur ce type de manifestation, l’art aura été aussi divertissant et libre, aussi cohérent et intelligent.
1 L’artiste interroge la notion d’auteur en invitant des artistes d’horizons divers à élaborer des scénarios, chansons et autres manières de formuler un récit.
2 https://2022.bergenassembly.no/en/yasmine Consulté le 11 septembre 2022.
3 Pièce de théâtre commandée en 2016 par Saâdane Afif à l’auteur Thomas Clerc.
4 Chacun fait l’objet d’un numéro spécifique de la revue Side Magazine, plate-forme éditoriale conçue comme un outil de prospection poétique accompagnant la conception de chacune des sept propositions, à commencer par le Professeur, suivi du bonimenteur, du motard, de la diseuse de bonne aventure, de l’acrobates, du charbonnier et de la touriste. Un huitième numéro, publié après l’inauguration, constituera avec les sept précédents le catalogue de Bergen Assembly 2022.
5 Fondé en avril 2020, en pleine première vague de covid et dont l’artiste Lili Reynaud-Dewar assure la continuité de l’activité.
6 Ensemble de musique chorale pour voix féminines basé à Bergen. Ainsi que Thea Meidell Sjule, Roar Sletteland et Sigurd Øgaard
7 La cathédrale de Bergen.
8 Reproduit dans « An acrobats », Yasmine and the seven faces of Heptahedron, Bergen Assembly 2022, https://2022.bergenassembly.no/en/characters/an-acrobats Consulté le 18 septembre 2022.
9 L’un des trois avatars (Selfsisters) de l’artiste allemand Johannes Paul Raether, formant la communauté mondiale des sorcières, qui répondent avec de nouveaux concepts de reproduction et de famille à une époque où la technologie, les notions sur le corps et le genre divergent.
Head Image : GRAU, Bonfire, 2022. Glass and aluminium, Dimensions variable. Exhibition view from The Bonimenteur, 2022 at Bergen Kunsthall © Bergen Assembly 2022 convened by Saâdane Afif and curated by Yasmine d ́O. Photo: Thor Brødreskift
- Publié dans le numéro : 102
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- Du même auteur : 10ème Biennale internationale d'art contemporain de Melle, Jordi Colomer au Frac Corse, Gianni Pettena au Crac Occitanie, Rafaela Lopez au Forum Meyrin, Banks Violette au BPS 22, Charleroi ,
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