r e v i e w s

Bibliologie

par Patrice Joly

Frac Haute-Normandie, Sotteville-lès-Rouen *, du 25 janvier au 20 avril 2014.

L’exposition « Bibliologie » au Frac Haute-Normandie a été confiée à quelqu’un qui connaît bien la maison : sa directrice, Véronique Souben, a convié l’un des membres du comité technique, Jérôme Dupeyrat, à en réaliser le commissariat. Le choix de ce dernier semblait tout indiqué puisque, depuis son arrivée au Frac, il a entrepris d’enrichir « scientifiquement » la section livres d’artistes de la collection : cette dernière, commencée sous la direction d’Alexandra Midal puis amplifiée pendant la période Marc Donnadieu, s’est donc encore vue singulièrement augmentée récemment au point de devenir l’une des plus remarquables collections au sein d’une institution nationale totalisant désormais plus de six cents ouvrages. Une telle attention portée à ce secteur montre qu’en l’espace de quelques décennies, le livre d’artiste s’est plutôt bien acclimaté dans le milieu de l’art contemporain après avoir, dans la période fondatrice des années soixante et soixante-dix, correspondu au déploiement des nouvelles pratiques liées à l’art conceptuel et au développement spectaculaire des médias de l’information et du documentaire. Aujourd’hui, on peut faire le constat d’un véritable phénomène du livre d’artiste que certains considèrent comme l’accompagnement « naturel » de leur activité « principale » alors que d’autres en font le cœur de leur travail. Conscient de cette tendance désormais bien identifiée, Jérôme Dupeyrat a privilégié la mise en œuvre d’une typologie exhaustive, en s’appuyant sur la codification en usage dans les bibliothèques — le code CDU (Classification Décimale Universelle) — afin de montrer qu’il existe une très grande diversité d’approche et que celle-ci recouvre à peu près tous les compartiments du savoir que, d’une certaine manière, elle redouble.

Sophie Ristelhueber

Sophie Ristelhueber

Vue de l’exposition « Bibliologie »

Vue de l’exposition « Bibliologie »

La proposition de Jérôme Dupeyrat induit l’hypothèse d’un bégaiement de l’histoire : ce qui se joue à l’heure actuelle serait dû à des phénomènes reproduisant les mêmes conséquences, à cinquante années de distance, du développement exponentiel des nouveaux médias de communication et de leur première véritable mondialisation. Selon cette conception, l’éclosion du livre d’artiste pourrait s’analyser en une volonté de réappropriation critique par les artistes de l’objet livre, à une époque où toute production issue d’une imprimerie est entachée de soupçon commercial et / ou de sensationnalisme. S’agit-il pour l’époque contemporaine des mêmes raisons qui ont poussé naguère à la multiplication des pratiques liées à l’édition ? Rien n’est moins sûr, même si l’on retrouve des similitudes dans l’explosion récente des nouveaux médias issus de la sphère internet. Mais nous ne sommes qu’au début de l’ère post-internet et nous n’avons pas encore assez de recul pour pouvoir juger de toutes les conséquences de cette flambée communicationnelle. Il est probable cependant que se rejoue un même scénario où le livre d’artiste se retrouve porteur des mêmes valeurs de ralentissement de l’information, de déconstruction des mythologies véhiculées par la publicité et de construction de nouveaux espaces cognitifs et sensibles en réaction à cette hyper accélération de l’acheminement des données. Il n’est pas sûr en revanche que son renouveau soit uniquement une réaction à une effervescence médiatique : à arpenter les allées de cette néo- ou pseudo-bibliothèque qu’a reconstituée Jérôme Dupeyrat, il est permis de penser que se soit développée une activité spontanée, partagée par la plupart des artistes.

Tacita Dean

Tacita Dean

Julien Nédélec - feuilleté

Julien Nédélec – feuilleté

Il ne s’agit plus d’une pratique isolée à laquelle se livraient il y a encore peu les Claude Closky ou les Hans-Peter Feldmann — tous deux bien représentés au sein de l’exposition comme il était permis de l’imaginer — : une majorité d’artistes font désormais du livre d’art une activité régulière, un parallèle à leur travail de sculpteur ou de peintre à l’instar d’un Julien Nédélec ou d’un Yann Sérandour. Parmi les multiples raisons qui expliquent cette tendance profonde, certainement le fait que la fabrication d’un livre se soit extraordinairement simplifiée, n’importe quel étudiant des beaux-arts étant désormais capable de maquetter un fichier pdf destiné à l’impression, quand il n’est pas proposé directement aux visiteurs d’une exposition, comme ce fut le cas lors de la dernière édition du Nouveau Festival de Beaubourg, de faire imprimer un livre – certes en édition numérique – en direct. Comparé au parcours du combattant et au lourd investissement financier que représentait l’édition d’un livre d’artiste il y a seulement une vingtaine d’années, on comprend aisément que se soit autant démocratisée cette pratique. Le mérite de l’exposition au Frac Haute-Normandie est de témoigner de cette richesse et de cette profusion tous azimuts, de l’extraordinaire capacité des artistes à investir toutes les catégories du livre pour les détourner, les déconstruire et mieux les réinventer, mais aussi, en mettant en perspective cette pratique de l’édition avec leurs travaux « réguliers » — comme elle le fait notamment pour Sophie Ristelhueber avec la présence d’une grande photographie de l’artiste — de réévaluer des productions majeures à l’aune de cette dernière.

  • * Commissariat : Jérôme Dupeyrat.

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