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Biennale de Lyon

par Patrice Joly

La 17e édition de la Biennale de Lyon vient d’ouvrir ses portes. Une des principales manifestations de l’art contemporain en France et en Europe, par le nombre de visiteurs, le rayonnement de l’événement, le nombre d’artistes invités, mais aussi par la taille des espaces investis – le gigantisme des Grandes Locos, anciennes usines de réparation de locomotives, pourrait presque faire passer l’ancienne usine Fagor délaissée et ses 8 000 m2 pour un run space… – s’apprête à recevoir le flot de ses visiteurs. Cette année, le commissariat a été confié à Alexia Fabre, qui, après avoir dirigé pendant des années le MacVal à Vitry, a récemment pris la direction de l’École des beaux-arts de Paris. Le titre de la biennale, Les voix des fleuves, laissait présager une manifestation où l’attention se porterait a priori sur l’identité des « sujets naturels », dans l’esprit d’un Camille de Toledo et de son parlement de la Loire. Mais cette édition réfère plus, selon les intentions de sa curatrice, à la géographie de la ville et à la proximité des lieux de la biennale avec le fleuve, d’où émaneraient les vibrations et les chants censés influer (positivement) sur notre humeur. Une chose est sûre : l’attention portée à autrui et les relations interpersonnelles sont au cœur d’une biennale qui cherche à montrer comment les récents bouleversements (sociétaux, géopolitiques) ont impacté le moral des humains et comment l’art s’empare de ces interrogations, à défaut d’y apporter des solutions. 

Michel de Broin, Mortier Fati, simulation de l’installation dans les / simulation of the installation in the Grandes Locos, 2024, tubes fluorescents et quincaillerie / fluorescent tubes and hardware, courtesy de l’artiste / of the artist

Lorsque nous pénétrons dans le site principal de la biennale, les Grandes Locos, un sentiment d’écrasement nous envahis, de même que de déjà vu : celui de ces cathédrales de béton appelées â être réinvesties par une industrie moins polluante, celle de la culture. Les œuvres du Québécois Michel de Broin – surlignages à la guirlande lumineuse des colmatages appliqués à la va-vite des plafonds de la halle – témoignent de la fin d’une activité industrielle autrefois florissante et de la disparition concomitante d’une population laborieuse chargée d’une riche histoire. Dans la même veine, la pièce de Pavel Bücher, qui a resonorisé d’un brouhaha joyeux l’impressionnant réfectoire aux innombrables lavabos, souligne le caractère fantomatique de locaux que l’on imagine auparavant bruissant de mille sonorités. 

Julien Discrit, 17e Biennale d’art contemporain de Lyon, Les Grande Locos. Forever Reverb, 2024\ Techniques mixtes. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Anne-Sarah Bénichou © ADAGP, Paris, 2024. Photo : Jair Lanes.

Le gigantisme du site, ajouté à l’« archipélisation » des œuvres, crée un sentiment de flottement, encore accentué par une absence revendiquée d’autoritarisme de la part d’une curatrice qui a préféré aux gestes à la verticalité affirmée l’horizontalité et la fluidité de l’ensemble. Difficile d’échapper dans ces grands raouts au côté répertoire qui passe en revue les multiples sous-sections de la thématique : de l’invisibilisation des acteurs noirs au cinéma (Jérémie Danon & Kiddy Smile), dans une vidéo joyeuse exempte de radicalité revendicatrice mais délicieusement ironique (RIDE, 2024), au « passage en textile » de Nefeli Papadimouli, qui peine à renouveler les expérimentations d’un Franz Erhard Walter ; de l’œuvre d’Iván Argote (Un chemin commun, 2024), un peu gentillette et qui nous enjoint de nous prendre par la main, à l’installation de Julien Discrit, qui propose de revisiter l’approche de la maladie d’Alzheimer par une subtile immersion mémorielle plutôt que par la violence habituelle des traitements hospitaliers (Forever Reverb). L’ambiance générale de ce premier site, empli d’œuvres qui célèbrent les postures attentionnelles – parfois assez littérales (coat 4 de Liesl Raff) –, n’est cependant pas toujours si « care-ssante » et laisse scintiller les messages déceptifs d’un Nathan Coley (There will be no miracles). Mais ce sont les œuvres les plus décalées qui laissent les impressions les plus marquantes, à l’instar de cet interminable tunnel en bois d’Hans Schabus qui nous téléporte d’un côté à l’autre des Grands Locos (beam me up scotty !), ou encore de cette magnifique installation picturale de Jean-Christophe Norman, transposition en autant de micropeintures des mille pages du roman-fleuve d’Hans Henny Jahnn. On préfère à l’œuvre précédemment citée d’Argote sa balançoire démesurée (The others, we and the others, 2023) qui renoue avec son penchant pour l’absurde et sa douce critique des rapports humains, de même que la vidéo du Lituanien Andrius Arutiunian qui revient sur les traces d’un Michael Snow en créant un incontestable îlot de suspension temporelle. Le deuxième site des Grandes Locos est largement dominé par l’impressionnante œuvre d’Oliver Beer : le clou de cette biennale laisse un peu de côté les banderoles d’un Jeremy Deller, de même que la proposition d’une Seulgi Lee qui aurait mérité plus de visibilité. Mais il faut avouer que la multiprojection du Britannique nous laisse sous le choc d’une installation immersive à l’acoustique parfaitement maîtrisée. Elle nous enveloppe de ces voix enregistrées dans les grottes paléolithiques où l’artiste a demandé à huit interprètes de performer les chansons qui ont marqué leur enfance, nous plongeant dans un univers sonore et visuel qui fait résonner architecture et musique, mémoire et histoire.

Grace Ndiritu, The Healing Pavilion, 2022. Photo : Steven Pocock, Wellcome Collection

De fait, comme la curatrice l’a laissé entendre lors de sa présentation, les Grandes Locos, ainsi que la Cité de la gastronomie – autre nouveau site de la biennale – ont plutôt accueilli des œuvres que l’on pourrait qualifier de bienveillantes et de « réparatrices », lorsque le Mac a déployé des œuvres plus tendues, témoignant du côté obscur des relations humaines. Au musée, la visite commence par la projection d’un extrait du film de Chantal Akerman (In the mirror), dans lequel le personnage féminin dénudé contemple son corps en se questionnant sur sa silhouette. Le ton est donné par la cinéaste qui exprime ici toute l’inquiétude que peut générer l’apparence physique : les problématiques d’acceptation de soi et de rapports aux autres sont condensées magistralement en un seul plan-séquence. On enchaîne avec une salle dédiée à la regrettée Sylvie Fanchon, dont les toiles minimalistes mais lestées d’inscriptions résonnent avec une époque trouble où la technologie ne semble pas donner de gages de progrès social.

Rufus Wainwright et Oliver Beer pendant le tournage de Resonance Cave, 2023 ©oliverbeerstudio 

Les films d’Omer Fast, les dessins de Tirdad Hashemi & Sofiane Erfanian, l’installation de Taysir Batniji, chacun dans leur genre, augmentent ce sentiment de vivre des temps incertains où les guerres semblent n’avoir jamais de fin et l’inhumain se développer en conséquence. Quant aux relations interpersonnelles, Lorraine de Sagazan et Tohé Commaret dressent le portrait d’un monde encore empreint de domination masculine et d’objectivation des corps. L’installation monumentale de Grace Ndiritu contredit cette vision pour le moins pessimiste en redonnant un peu d’espoir et de place aux femmes dans une histoire de l’art qui les a souverainement laissées de côté, de même que les œuvres déployées dans le nouveau site de la Cité de la gastronomie qui amènent une ambiance nettement plus optimiste, mais sensiblement plus littérale (Guadalupe Maravilla) à laquelle on préférera les formes organiques et plus polysémiques d’Hajar Satari.

Tohé Commaret, because of (u), 2024, film 10 mm

Head image : Hans Schabus, Monument for People on the Move, 2024. Bois, fonte d’aluminium. Courtesy de l’artiste. Création pour la 17e Biennale de Lyon. © ADAGP, Paris, 2024. Photo Jair Lanes »


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